Liberté d'expression et liberté de création! Plus que jamais nous sommes déterminé-es aujourd'hui (et pourvu que ça dure encore demain et les jours d'après) à affirmer et défendre ces indispensables principes fondamentaux de nos démocraties.
Au-delà du mouvement unanime et du moment encourageant du renouvellement de notre attachement au principe, il va falloir, pour faire vivre cette liberté d'expression, engager une nécessaire et fertile réflexion collective sur ce que parler (écrire, dessiner, montrer) veut dire et ce qui se joue quand, cette liberté que nous chérissons à raison, nous l'excerçons effectivement (en plus de la vouloir principalement).
En l'occurrence, cette réflexion ne saurait poser la question en termes manichéens : le sujet n'oppose pas seulement le "droit de tout dire" à une "interdiction de prendre la parole", mais il adresse aussi (et peut-être surtout) les problématiques du "quoi dire?", "comment le dire?", "quels effets voulus - et non voulus - de la prise de parole?", "de quelle façon nous exprimer fait de nous des sujets agissants et non subissants?", "quelles transformations des formes et usages de l'expression/création entraîne l'acte de s'exprimer/créer?".
C'est sur cette dernière question que se sont penché-es des chercheures et chercheurs américains (sur la voie desquel-les m'a guidée le site L'actualité) en instruisant les effets des incitations au comportement dit "politiquement correct" sur la créativité des individus en contexte organisationnel (contexte organisationnel, c'est le terme jargonneux que les consultant-es dans mon genre utilisent pour parler de l'environnement professionnel, mais aussi de toute situation dans laquelle un groupe est organisé pour conduire un ou plusieurs projets : ce peut être les membres d'une association, un groupe de travail d'étudiants, une équipe sportive, etc.).
Et surprise! Il ressort de leur étude que, contrairement à l'idée reçue selon laquelle "policer son langage" en veillant notamment à éviter les propos sexistes briderait l'esprit créatif et stériliserait l'inventivité, c'est le contraire qui se passe : s'obliger à réfléchir à comment on va exprimer les choses avant de les exprimer, interroger les moyens de l'expression en même temps qu'on les utilise, faire en particulier l'effort de la non-discrimination, cela stimule l'émergence d'idées nouvelles et de formes inventives!
Ces conclusions ne sont pas sans rappeler l'intuition des fondateurs de l'OULIPO (Ouvroir de Littérature Potentielle), groupement international d'artistes et de scientifiques qui, dans les années 1960, firent le pari qu'introduire des contraintes (parfois les plus excentriques, parfois les plus apparemment insurmontables - l'un d'eux a quand même écrit tout un roman sans utiliser une seule fois la lettre "e", la plus courante dans la langue française) dans leur travail, encouragerait leur inventivité les conduirait à produire des formes créatives inédites. Il en est sorti les plus intéressants et les plus excitants textes de quelques Raymond Queneau, Italo Calvino, Georges Pérec, Jacques Roubaud, ou plus près de nous Anne Garréta, Hervé Le Tellier ou Ian Monk.
On pourrait s'arrêter là, pour convaincre que questionner le "dire" et en soumettre les formes à de l'inconfort porte l'inverse d'une intention de censure... Mais un second enseignement de l'étude de Jack Goncalo, Jennifer Chatman, Michelle Duguid et Jessica Kennedy mérite qu'on s'y arrête : pour conduire scientifiquement leurs expériences, il et elles ont observé le comportement créatif de groupes différemment composés : des groupes de femmes seulement, des groupes d'hommes seulement, des groupes mixtes, des groupes sensibilisés à la compréhension fine des enjeux du "politiquement correct" et des groupes qui n'avaient pas été invités à interroger le concept dans ce contexte. Il appert que la sur-créativité impliquée par la "contrainte de rectitude politique" est le fait des groupes mixtes sensibilisés. En d'autres termes, il y a corrélation entre une mixité assortie d'une compréhension des enjeux et la stimulation de la créativité induite par la vigilance au sexisme.
Avis aux adeptes du marketing genré et de la pub sexiste en particulier : pour bâtir de bonnes stratégies, pour imaginer de bonnes créas et plus vastement, pour concevoir et bâtir des projets qui font vraiment la différence, il faut travailler avec des femmes et des hommes en réfléchissant à ce qu'on est en train de faire, à pourquoi on le fait et à comment on pourrait le faire autrement que comme on l'a fait jusqu'ici et comme les autres le font.