La liberté d'expression n'a pas de "mais"... Seulement des "et".

Pas facile - pour moi  en tout cas - de me remettre à mon clavier, après... "Ca".

"Ca" : le massacre. Qu'aucun mot ne semble assez fort ni assez juste pour qualifier. La poursuite et les assauts suivis en direct, minute par minute, avec ce mélange étrange et malaisant de sensations, entre effroi et excitation, horreur et fascination. Le soulèvement immense, porté par l'émotion brute, sublime et intimidante. L'union nationale, réconfortante, encourageante mais suspecte aussi quand l'on s'interroge à raison sur les contradictions qu'elle contient, voire les incompatibilités qu'elle cache ; et quand on s'inquiète bien sûr de ce qu'il adviendra "après", quand cette union va se défaire, par fissures ou cassures, par dilution ou compromissions, dans l'éclatement ou le durcissement des positions identifiées, qui le sait, qui peut le prévoir?

Pas facile d'écrire après "ça". Difficile de s'emparer d'un sujet, quand écrire sur "ça" est vertigineux en soi  et quand tout ce qui n'est pas "ça" semble quasi-anecdotique. Et même si l'on sait que ce dont on voudrait parler qui n'est pas "ça" n'est pas nécessairement dérisoire, l'on s'inquiète, forcément, qu'il soit perçu (y compris par soi-même) comme déplacé de parler d'autre chose, d'avoir aussi d'autres motifs d'émotion et d'autres thèmes de réflexion. Et puis comment parler, comment écrire : le choix des mots est ardu, chacun semblant peser des tonnes quand on prend soudainement et brutalement conscience qu'ils ont du (des) sens et de la portée ; trouver le ton juste relève de l'exercice d'équilibrisme, gare à ne pas déraper, gare aussi à ne pas confondre le fil ténu de la pertinence avec l'autoroute à pensée rapide des opinions convenues.

La "tentation" de l'autocensure

Je sens, telles les premières courbatures d'une grippe, les symptômes de l'autocensure me prendre : je ne peux pas écrire ceci, pas comme cela, pas maintenant. Alors, peut-être pas du tout. Je ne vais pas y arriver. Et si j'y arrive quand même, tant bien que mal, pas complètement satisfaite du résultat à l'arrivée, et que c'était pas ou mal compris et interprété, que j'aggravais le cas qui m'occupe au lieu d'y apporter, comme je le voudrais, du soin?

Le mieux, ou le moins pire, le plus prudent peut-être, serait-ce alors de renoncer? Provisoirement au moins. En attendant que ça passe et que ça se tasse? Qu'il redevienne plus "facile" de s'exprimer?

Le principe et ses exceptions

Pas facile d'écrire, et cette difficulté-là est bien un paradoxe au surlendemain d'une journée qui a vu défiler 4 millions de Français-ses dans les rues pour défendre le droit de s'exprimer. Une liberté d'expression unanimement défendue par un peuple en sursaut, qui manifeste avec force son attachement viscéral aux valeurs fondamentales de la démocratie. Une liberté d'expression qui fait consensus. Sur son principe.

Et à raison, puisque, dans son principe philosophique et politique, la liberté d'expression ne connait pas de "mais".

Dans la loi française, elle connait cependant des exceptions, celles qu'instituent notamment le délit de diffamation et les lois condamnant les propos négationnistes, antisémites et xénophobes et interdisant les provocations à la discrimination, à la haine ou à la violence. Le cadre de ces limitations est à la fois strict et large. Strict, puisque les Lois Gayssot, en particulier, instituent des catégories d'inadmissibilité de la violence par le verbe, dans lesquels n'entrent pas à ce jour, les propos sexistes ou homophobes. Par exemples. Pas complètement pris au hasard, évidemment. Le cadre est large aussi, suffisamment pour que les ennemi-es de la liberté d'expression - et d'autres libertés fondamentales qui lui sont articulées - invoquent la liberté d'expression pour défendre leur bon droit à prêcher pour une organisation sociale qui invisibiliserait, musèlerait et discriminerait (encore davantage) celles et ceux qu'ils méprisent ou haïssent.

Traiter du verbe en acte

Ai-je des avis définitifs sur les "solutions", bancales, insuffisantes et potentiellement contradictoires, que nous avons trouvées pour faire d'un principe fondamental une réalité vivable et exerçable? Assurément pas. Je ne saurais dire de façon tranchée si je suis pour ou contre l'abrogation ou bien l'extension (en particulier aux propos sexistes et homophobes) des lois qui traitent du verbe en acte.

Parce qu'aussi vrai que je suis certaine que dire "je vais te tuer", "je vais te violer" ou "je vais te traquer comme une bête"  n'est pas la même chose que tuer, violer ou rafler ; je sais que la parole n'est pas sans effet sur le réel (et c'est bien pour cela que nous voulons la prendre), même si ces effets-là ne sont pas mécaniques et que l'on ne peut les expliquer par aucune logique linéaire, strictement causale ni aveuglément simpliste.

Je ne saurais dire non plus, précisément parce que je suis en conscience de la puissance de l'expression, si je suis favorable à ce que, toute parole, quelle qu'elle soit, y compris quand elle est contraire aux valeurs démocratiques, et dans n'importe quel contexte imaginable, du plus sauvagement libéral au plus étroitement contrôlé, bénéficie d'une acceptation d'office comme d'un joker d'immunité débarrassant chacun-e de ses devoirs du vivre-ensemble.

Le paradoxe de l'unanimité

Ce dont je suis convaincue en revanche, c'est que tout en étant un principe fondamental avec ce que cela implique d'inaliénabilité et de non-négociabilité sur le fond, la liberté d'expression ne gagne pas à être sanctifiée. C'est même un contre-sens absolu que d'en faire un objet d'idolâtrie et un sujet dont on ne discute pas. La liberté d'expression que nous avons défendue, dimanche, ne saurait être entendue au minimum du consensus rassurant d'un instant de communion nationale, à moins d'en faire un présupposé vidé de sens avant d'avoir acquis le statut de pré-requis, ou une nébuleuse fourre-tout permettant à chacun-e de voir midi à sa porte sans avoir à s'interroger sur ce qui fait sens pour les autres.

La liberté d'expression, en tant que valeur politique à laquelle nous avons collectivement réaffirmé notre adhésion ces jours derniers, ne connait pas de "mais". Pour autant, elle ne serait rien, ou beaucoup trop peu, sans réflexions ni discussions sur ce qui nous pousse à l'exercer au-delà du seul fait de la vouloir possible. Sur ce qui nous retient aussi d'en faire usage, malgré la promesse que nous nous faisons de ne pas céder à la peur, de pas nous (laisser) bâillonner.  Sur ce que nous disons aussi, le contenu et les formes de notre expression qui, sans jamais devoir nous convaincre de chercher à ne pas déplaire ni nous exposer à l'accusation d'avoir "cherché" la violence par laquelle répondent ceux que nous heurtons, ne peuvent faire totalement abstraction des compréhensions et incompréhensions dans leur réception.

La liberté d'expression n'a pas de "mais". Elle a des "et"

La liberté d'expression n'a pas de "mais". Elle a des "et".

Et puis quoi? Et concrètement, qu'est-ce qu'on en fait de cette liberté-là?

Et qui peut réellement l'exercer, quand les moyens de dire ne sont pas à la portée de toutes et tous (rappelons en cette occasion que la planète compte 800 millions d'analphabètes, dont 65% sont des femmes et que plus de 60 millions d'enfants ne sont pas scolarisé-es dans le monde), quand la possibilité de se faire entendre est très inégalement distribuée (notamment du fait de l'invisibilisation de toutes et tous celles et ceux qui n'apparaissent pas ou disparaissent du scope médiatique).

Et comment, comment dire les choses, en jouissant et se réjouissant d'être libres de s'exprimer comme on sait le faire et comme on le sent, mais en ayant la conscience aiguë en même temps que l'acte de s'exprimer n'est pas anodin. Qu'il est politique, par essence. Qu'il est militant, de fait. Et que par cela, il expose à des risques. Des risques les plus ordinaires, celui de dire des conneries (personne n'est à l'abri), d'être mal compris-e, mal interprété-e, récupéré-e à des fins non voulues, aux risques les plus effroyables, comme de se retrouver exposé de façon totalement injuste et jamais justifiable (par aucun argument dit de "responsabilité", qui ne constituerait qu'une énième tentative de renversement de la charge de la preuve faisant porter une part de culpabilité sur des victimes) à la haine sanguinaire.

Alors, l'ultime "et" de notre liberté d'expression, c'est : et comment on la protège, tout le temps, comment on fait pour ne jamais oublier qu'elle peut être menacée?

Pour commencer, en l'exerçant, avec courage, même si c'est difficile. Parce que c'est difficile.