Elle est née en 1959, avec le sein dur, la jambe longue et la taille d'une guêpe en temps de disette, le brushing blond, l'oeil bleu d'une WASP bon teint, le maillot zébré et la mule vissée au pied cambré...
Dès son lancement, elle a suscité la critique de celles et ceux qui avaient à lui reprocher d'incarner une caricaturale féminité (sexy, doucereuse et foncièrement potiche) et/ou une vision étriquée de la beauté (blanche, blonde, mince). Dès son lancement, elle s'est défendue de telles attaques en donnant de superficiels gages de diversité : au fil des ans, elle a su se faire brune, rousse, noire ou asiatique de traits, se tailler une coupe courte ou bouclée, au carré avec ou sans frange selon les modes. Puis, elle s'est essayée à d'autres fonctions que celles de bobonne bombesque ou de princesse au grand coeur. Dans une bonne vieille tradition de répartition sexuée des métiers, on l'a vue hôtesse de l'air, infirmière, baby-sitter, serveuse... Mais aussi, notons-le par souci d'honnêteté, astronaute (dès 1964), prof de fac (1965), chirugienne (1976), vétérinaire (1985), militaire (1989), conductrice de train (2001) et même candidate aux élections présidentielles (2012)... D'ici quelques jours, Barbie sera aussi entrepreneure!
Ce n'est pas une si grande révolution que le communiqué de Mattel repris par la presse veut bien le dire, puisque Barbie femme d'affaires existe déjà depuis 1963. Alors, disons que la différence, c'est que ce coup-ci, Barbie ne sera plus une simple "executive" dans l'organigramme inclusif d'une entreprise ouverte à la variété des profils, mais qu'elle aura elle-même fondé sa boîte.
Pour cela, elle aura visiblement fait usage d'une tablette (rose), d'un smartphone (rose), d'une tasse de café (rose), d'une robe droite (rose), d'un collier de diamants (ça marche bien, dis donc, les affaires pour Barbie!) et même d'un profil LinkedIn. Pour un lancement en grands escarpins, on lui a même trouvé des marraines de choix (le mentoring, y a que ça de vrai) : huit femmes qui ont réussi dans leur propre business (telle par exemple, Alisan Pincus, fondatrice de One Kings Lane, florissante plateforme de e-commerce) ou qui portent les valeurs de l'égalité professionnelle (comme Reshma Saujani, fondatrice de « Girls Who Code », très vivant collectif américain de promotion de la mixité dans le digital) feront activement la promo de la nouvelle Barbie dans les médias.
Jusque là, en dehors de la persistance des formes irréalistes de la poupée et l'omniprésence d'accessoires rose tagada jusqu'à la crise de foie, on pourrait presque se réjouir. Non tant de ce que Mattel soit une marque si habile à récupérer toutes les tendances sociales à l'oeuvre pour les couler dans le moule industrialisé de la féminité avec un grand F (comme froufrou, frivole et fantoche), mais de ce que des femmes réelles et puissantes, que l'on peut supposer sincèrement engagées en faveur de l'empowerment et du leadership féminins, s'emparent avec pragmatisme d'une occasion (même un peu grotesque) de proposer aux petites filles d'envisager elles aussi leur avenir en tant que cheffe d'entreprise. Certes, on peut penser que Reshma Saujani s'emballe un poil (s'il en reste sur le corps velouté de la femme faite poupée) quand elle déclare que Barbie entrepreneure va changer "la culture populaire". Mais dans l'idée, si on veut voir le verre à moitié plein et pourvu qu'on soit prêt-e à faire l'impasse sur les moments d'une vie d'entrepreneure qui ne sont occupés ni à actualiser son profil LinkedIn ni à boire du café en robe-tailleur taille 34, on préfèrera encore la poupée en businesswoman qu'en dame de compagnie.
Oui, mais ça se gâte quand on télécharge sur le site américain de la marque le petit manuel made in Mattel de la création d'entreprise à la mode de Barbie. Où l'on vous propose, fillettes, d'ouvrir un stand de limonade (va falloir en vendre, de la roteuse, avant de se payer la même rivière de diams que sa poupée égérie), de lancer une petite affaire de création de bracelets, une entreprise de gardiennage d'animaux ou un service de portage à domicile de légumes bio. Barbie est dans la bouffe et dans le care, les bijoux fantaisie et les toutous. Bref, pas de panique, Barbie Boss ne vient pas voler au secours des ABCD de l'égalité et surtout pas questionner la bonne vieille rhétorique conservatrice de la complémentarité. Elle est gentille, Barbie, elle a des velléités de création, de développement et d'autonomie mais pas au point d'aller challenger Ken sur les terrains de l'innovation technologique, de l'industrie ou des services aux entreprises.
Allez, on arrête de jouer, c'était juste pour de faux qu'on disait qu'on allait briser le plafond de verre toc.