Ces dernières années, on a entendu un certain nombre d'humoristes se revendiquer à l'envi de Desproges pour défendre pêle-mêle leur liberté d'expression, les vertus du politiquement incorrect et le rôle nécessairement disruptif de l'humour dans la société.
J'ai parfois trouvé ces invocations un peu prétentieuses et il m'a surtout semblé le plus souvent qu'elles réduisaient l'héritage de Desproges à son goût pour la provocation, en laissant un peu de côté et le style très écrit du père de Cyclopède et son habile façon d'éviter les facilités en refusant de flatter quiconque, à commencer par son public.
Ces "héritiers" auto-décrétés de Desproges, je les trouve souvent un peu moins fins (mais c'est subjectif, après tout) que leur idole mais surtout nettement plus complaisants avec un auditorat amer que le lynchage des personnalités en vue console le temps d'un sketch des maux de crise. Ces "héritiers", je les trouve, aussi, je le confesse au risque de passer pour rabat-joie, un peu irresponsables quand ils excitent la haine en faisant de l'injure un mode autorisé, voire valorisé du traitement des personnes. Je les pense encore bien faibles et trop peu lucides de croire que le rire qu'ils provoquent en lâchant des insultes s'adresse à leur talent, ou même à leur audace ; quand il vient surtout faire écho à la pulsion fielleuse des foules.
Car quel talent, quelle audace y a-t-il à traiter une femme politique de "conne" ou de "salope" comme l'a fait Guy Bedos de Nadine Morano (dont on pense ce qu'on veut par ailleurs) lors de son spectacle à Toul?
N'y a-t-il pas plus subtil et plus pertinent que de balancer deux grossièretés fondamentalement sexistes pour mettre en boîte l'ex-députée UMP? D'autant que l'intéressée offre à foison de la matière à tourner en dérision : de gaffes en public en tweets navrants, de prestations consternantes dans les médias en prises de position aussi idiotes qu'exécrables (notamment sur les femmes, n'oublions pas ses sorties sur le physique d'Eva Joly ou celui de Ségolène Royal), il y a de quoi écrire un bon sketch drôlement bien troussé sur Nadine Morano sans avoir à recourir aux joies de l'insulte primaire.
Mais Bedos, refusant de reconnaître d'une part qu'il a insulté l'individu et non son action ou ses paroles, d'autre part que les termes qu'il a employés sont sexistes avant toute chose et enfin que l'humour et l'insulte ne sont pas des équivalents (quoique le rire provoqué dans la salle puisse le lui laisser croire), convoque pour se justifier, non plus la figure de Desproges, mais celle de... Rabelais!
Je n'ai pas eu le temps de relire tout Rabelais durant le week-end, mais une vérification rapide par mots clés des fichiers numérisés de son oeuvre m'a permis de constater que ni le mot "conne" ni le mot "salope" n'y apparaissent.
Rabelais utilise, il est vrai, la langue de l'outrage, c'est d'ailleurs là le motif même de son esthétique. Mais il tend plutôt à fleurir ses descriptions à grand renfort d'épithètes outranciers et de formules calembouresques au long de phrases interminables qu'à éructer des insultes entre deux virgules pour meubler la page. En d'autres termes, quand Rabelais est obscène, au moins se donne-t-il du mal pour l'être avec panache. Ce qui, remis dans le contexte de l'histoire de la littérature et de l'humour ne permet certainement pas d'affirmer qu'il a été un féministe avant la lettre (dieu sait que le Tiers Livre est un monument de misogynie), mais à tout le moins qu'il a oeuvré à enrichir la langue française. On ne peut pas en dire autant de ceux pour qui "le propre de l'homme" est de traiter la femme de "salope".
Aussi, se retournant dans sa tombe, Rabelais doit-il être bien surpris, pour ne pas dire étranglé de voir que l'on se revendique de lui chaque fois que ça fait plus chic pour se défendre d'être vulgaire que d'invoquer Jean-Marie Bigard... Lequel finira peut-être par prétendre qu'il s'inspire, pour écrire ses sketchs d'un absolu raffinement, des Caractères de La Bruyère ou des pièces de Molière.