Pour les défenseur-es de la liberté d'expression, dont en tant que grande gueule assumée je fais résolument partie, la décision du TGI de Paris de contraindre Twitter à livrer des informations sur les auteurs de tweets racistes et antisémites bien planqués derrière leur pseudo est une excellente nouvelle.
Quoi? On peut être pour la liberté d'expression et en faveur des poursuites à l'encontre de ceux qui en font un usage que nous qualifierons poliment d'extensif (pour ne pas dire dégénéré)?
Oui, c'est précisément parce que je suis farouchement favorable à la liberté d'expression que je suis aussi fondamentalement attachée à la responsabilité qu'elle implique.
De la liberté et de la responsabilité : dire est un acte
Dire est un acte. Pas sans effets, sans qu'il soit nécessaire pour le comprendre de (re)lire Austin et les théoriciens du langage performatif, de Ross à Assaraf, en passant par Butler.
Ce n'est pas être un-e horrible censeur-e que rappeler que l'insulte est guerrière, qu'elle humilie et qu'elle dégrade, qu'elle provoque et qu'elle stigmatise, qu'elle menace et parfois brise, qu'elle porte souvent plus loin et touche plus profondément sa victime que l'intention de défoulement de son auteur-e ne l'a prévu. A moins que...
Liberté d'expression, liberté d'opinion, liberté de raison
La Loi Gayssot, qui prohibe les propos xénophobes, antisémites, négationnistes et devant laquelle les twittos haineux devront bientôt répondre n'est pas liberticide. Elle ne prive personne de liberté de s'exprimer. Elle entend responsabiliser ceux qui s'expriment quant au sens de ce qu'ils expriment. Elle fait un utile distingo entre liberté d'opinion et coprolalie décomplexée (ndla : j'avais précédemment écrit "un utile distingo entre liberté d'opinion et syndrome de la Tourette." J'ai souhaité transformer cette phrase la suite du commentaire éclairant d'une lectrice sur la maladie de Gilles de la Tourette).
Car à toutes fins utiles, et notamment à l'adresse des pourfendeurs du très méchant "politiquement correct", la liberté d'expression ne s'incarne pas glorieusement dans l'aboiement haineux. Pour Kant, la liberté d'expression est sœur de la liberté de raison et de la liberté d'opinion et elle a vocation à contribuer aux Lumières : j'attends toujours qu'on m'explique en quoi les émotions négatives, irréfléchies et irresponsables qui président à la rédaction d'un tweet #Un bon juif ou #simafilleramèneunnoir relèvent de la "raison" voir de de l' "opinion" et éclairent quoi que ce soit...
Les propos sexistes et homophobes, moins "graves" que les propos antisémites et xénophobes?
En réalité, le vrai défaut de la loi Gayssot, selon moi, ce n'est pas qu'elle contrevient à la sacro-sainte liberté d'expression, c'est qu'elle désigne par défaut des insultes admissibles en citant celles qui ne le sont pas. Évidemment que la logorrhée raciste ou antisémite est inadmissible. Mais pourquoi les propos homophobes ou sexistes n'entrent-ils pas, eux, dans le cadre de cette loi? Ces discours-là aussi, pourtant, portent directement et injustement atteinte à des identités.
Sont-ils de moindre gravité? Ont-ils un écho différent dans la culture et l'histoire française? Sont-ils plus difficiles à cerner et à qualifier? Ou sont-ils si banals qu'il faudrait poursuivre la moitié (voire davantage) du pays, si du jour au lendemain traiter nos ennemi-es de "sale pédé" de "pouffiasse mal baisée" n'était plus autorisé? Risque-t-on d'assister à l'émergence d'une société insupportablement aseptisée s'il faut prendre le temps de choisir un juron ni raciste, ni antisémite, ni sexiste, ni homophobe quand on vient de se faire emboutir le pare-choc avant par un-e chauffard-e distrait-e ou bourré-e?
Protégeons notre liberté d'expression de ses vrai-es ennemi-es
Ou peut-on seulement espérer d'une éventuelle extension de la loi (de longue date réclamée par les associations) aux propos sexistes et homophobes, une salutaire prise de conscience qu'il n'y a rien d'anodin ni de légitime dans le fait de proférer publiquement des messages insultants au sujet de quelque identité que ce soit?
Peut-on concevoir qu'il y ait des vertus pédagogiques dans le symbole fort d'une inscription dans la loi du caractère inacceptable de l'insulte sexiste ou homophobe?
Quelles autres solutions sont possibles pour faire passer l'envie à tou-tes les imbéciles racistes, antisémites et aussi sexistes et xénophobes de déverser leur amertume nauséabonde sur les juifs, les arabes, les femmes et les gays?
Et enfin, comment protéger la liberté d'expression, celle qui nous permet d'échanger, de débattre et de réfléchir ensemble de ses vrai-es ennemi-es : celles et ceux qui la dévoient en la traitant comme un blanc-seing pour la haine et le mépris?