Etre féministe est globalement une joie. C'est être porté-e chaque jour par un idéal d'égalité. C'est se stimuler en permanence pour chercher des arguments pertinents, en évitant les pièges et les impasses de sa propre pensée. C'est faire l'effort de chercher le bon ton pour parler aussi à celles et ceux qui ne pensent pas comme soi. C'est encore s'obliger à une forme d'honnêteté intellectuelle, en reconnaissant quand il le faut, qu'on a tort, qu'on a soi-même des réflexes sexistes, qu'on n'a pas pris la bonne direction pour aborder une question compliquée... C'est réfléchir, en somme, et ça c'est vraiment super bon!
Mais être féministe, c'est aussi prendre des coups. Disons-le, des coups bas. Se faire insulter parfois, le plus souvent par écran interposé car la toile anonyme le permet mieux que jamais. C'est recueillir dans le désordre des qualificatifs aussi aimables que "frustrée", "mal baisée", "has been", "poilue", "jalouse", "plaintive", "infantile", "coincée"... Et bien sûr "hystérique". Celui-là, je me le suis gardé pour la fin, parce qu'il ne manque pas de saveur. Je pose naïvement la question : quand je féminise gentiment mon titre de chèfe d'entreprise sans obliger personne à en faire autant, je reçois en retour des jugements aussi mesurés et respectueux de mon choix que "c'est laid!", "c'est horrible", "ça fait mal aux yeux", "c'est ridicule", "pauvre de vous", "quelle conne"... Qui est hystérique à cet instant précis? Moi ou l'auteur-e de ces épithètes agressifs?
Être féministe, c'est aussi se confronter régulièrement à un argument d'une malhonnêteté accomplie : celui du "politiquement correct".
Le politiquement correct, il faut le savoir, c'est très très mal! D'abord, le politiquement correct ne connaît pas l'humour. D'ailleurs, en général, la personne qui est contre le politiquement correct se précipite pour ajouter une citation de Desproges (lequel doit plus souvent qu'à son tour se retourner dans sa tombe). Le politiquement correct veut entraver la liberté d'expression, ce qui est carrément antiiiiiii-démocratiiiiiiique et franchement dégueulaaaaaaasse! Le politiquement correct est culpabilisant. Le politiquement correct réduit le débat public à la langue de bois. Le politiquement correct fabrique des sociétés de balais dans le cul qui n'osent plus bouger un poil de peur de se faire ramasser par la twittosphère (forcément bien pensante). Le politiquement correct, non, mais je vous jure, c'est vraiment une dériiiiiiive fliiiiiiiippante!
Ne pas être politiquement correct, en revanche, c'est super cool. C'est pouvoir faire des blagues vachement audacieuses sur les handicapés et les obèses, c'est pouvoir dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas (comme cet avocat du barreau bordelais qui n'a peut-être pas si tort que ça, hein, quand il dit que "faut avoir des épaules larges" pour être bâtonnier et qu'une femme est un peu sous-dimensionnée pour le job). Ne pas être politiquement correct, c'est pouvoir se lâcher à l'aise, comme d'un petit gaz nauséabond, sur les Roms et les immigrés. Ne pas être politiquement correct, c'est adorer les sketchs ultra-subversifs du brillant Jean-Marie Bigard et les vannes tellement bien balancées sur le physique de telle ou telle femme politique (laquelle, c'est vrai, ressemble quand même à un "petit pot à tabac", ah ah ah!). Ne pas être politiquement correct, c'est être parfaitement libre de dire tout ce qui passe par la tête, même si c'est con, même si c'est blessant, même si c'est injuste, même si c'est gratuit... Nan, c'est vraiment super chouette, de ne pas être politiquement correct.
En psychanalyse, on appelle ça "manquer de surmoi", sinon. Le surmoi, c'est le truc plutôt bien foutu dans notre psychisme qui structure nos conceptions du bien et du mal. Ca peut servir vu que c'est aussi ce qui nous permet de prévoir les réactions consécutives à nos actions. Du coup, c'est ce qui nous aide à considérer l'autre et, pour paraphraser Kant, à le traiter comme un être humain en toutes circonstances. Le surmoi, c'est un truc pas si superficiel en fait, qui donne le sens des conventions sociales et permet la vie pacifiée en collectivité.
La plupart d'entre nous font d'ailleurs l'effort de développer le surmoi de leurs enfants, ce qui n'est rien d'autre au fond que les éduquer. "Dis bonjour à la dame" (oui, je sais, elle est moche, elle pique et tu l'aimes pas, mais la politesse, chéri, c'est pas négociable), "Ne mords pas ton camarade" (non, non, même si c'est un couillon, c'est pas une excuse), "N'injurie pas les gens" (d'accord, même si parfois c'est tentant), "Ne sois pas raciste" (parce que là, c'est toi qui montres toute l'étendue de ta propre bêtise). "Essaie encore de te débarrasser de tes préjugés sexistes" (parce que comme tous préjugés, ils ne sont pas là pour t'aider à réfléchir mais ils t'enferment dans des conceptions figées des autres, de toi-même et du monde).
Le politiquement correct, c'est comme tout. Quand on en fait trop, ça braque. Mais qui tient les comptes du "pas assez" ou du "trop"? Qui surveille la jauge? Chacun voit midi à sa porte. N'empêche, un peu de politiquement correct, ça fait pas de mal. Appelez ça de la politesse et du respect de l'autre, de la considération des différences et de l'ouverture d'esprit, si ça vous réussit mieux au teint. Mais par pitié, cessez de déverser sans vergogne de la logorrhée raciste, antisémite, sexiste ou homophobe en vous drapant dans le costume de l'affranchi.
Dire des horreurs pour le plaisir sans s'inquiéter de porter un vrai discours d'ironie (comme le faisait, lui, Desproges!), ce n'est pas être libre, c'est justifier a posteriori ses pulsions agressives par l'argument prêt-à-penser du "second degré".