Depuis 2008, quand Xavier Darcos a décidé de passer, sans coup de semonce, le samedi matin par-dessus bord, les élèves n’ont plus que 24 heures de classe par semaine contre 26 auparavant – le retour à 4,5 jours en 2013 n’a rien changé de ce point de vue. Bien évidemment, il n’était pas question de faire cadeau de ces deux heures aux enseignants (72 heures annuelles), d’autant qu’on a très vite trouvé, en bon pragmatiques qu’on est, au ministère, à quoi pourrait servir cette réserve d’heures : à masquer la destruction des RASED, les réseaux d’aide spécialisée aux élèves en difficulté, en demandant aux instits de prendre en charge le soutien de ces derniers – chose intéressante par ailleurs, c’est juste anormal que cela se soit substitué au travail des spécialistes.
Ces 72 heures s’ajoutant aux 36 précédemment ôtées au temps de classe lors du passage de 27 à 26 heures hebdomadaires en 1989 (une heure devenue concertation en équipe), voilà les enseignants redevables de 108 heures annuelles à l’administration, qui s’est empressée d’en préciser la destination.
Sur ces 108 heures de service, 60 ont donc été dégagées pour le soutien (devenu APC, activité pédagogique complémentaire). Il en restait 48. L’occasion pour l’administration de rationaliser et d’encadrer un certain nombre de tâches du métier d’instit pas franchement décrites dans les statuts : les conseils de maitres, les conseils de cycle, les conseils d’école, les animations pédagogiques obligatoires, l'élaboration et le suivi des Projets Personnalisés de Scolarisation (PPS) pour les élèves handicapés, les équipes éducatives pour les cas sensibles, les rendez-vous avec les parents, notamment, sont donc tous passés sous comptabilité. Avec les années, une forme de surveillance administrative s’est mise en place, avec son lot de paperasse et de justifications à apporter, de plus en plus chronophages. En fonction des académies, des DASEN (directeur académique des services de l’EN), de leur zèle, de leur volonté de contrôle, les formulaires se sont faits de plus en plus précis, complexes, inquisiteurs. Il fallait désormais justifier du contenu de chaque séance d’APC, du nom des élèves concernés, il fallait indiquer chaque rendez-vous avec des parents, leur durée, chaque conseil des maitres, l’ordre du jour, etc.
A mesure que croissait le temps consacré à remplir ces formulaires (entérinant définitivement l’administratisation du métier) augmentait le sentiment, chez les enseignants, d’un manque de confiance, voire d’une défiance de la hiérarchie – c’est que ce travail invisible, on le fait quoiqu’il arrive ! – et s’insinuait dans les esprits une logique de comptable à la petite semaine : ce que nous faisions sans compter auparavant, ces heures données sans arrière-pensée, on a pris l’habitude de les comptabiliser à la minute près, ou presque, d’en faire le relevé circonstancié afin de prouver notre bonne volonté et notre professionnalisme – à tel point que l’idée est sans doute venu à d’autres que moi que ces heures passées à remplir la paperasse administrative auraient mérité d’être elles-mêmes comptabilisées dans les 108 heures. Bref, en exigeant des enseignants qu’ils répondent à ses tatillonnes injonctions, l’administration a mis le ver dans le fruit.
L’année dernière, pour la première fois, j’ai décidé de tenir très précisément la comptabilité des 108 heures. Par curiosité. Parce qu’il m’avait semblé, l’année précédente, que je les avais largement dépassées et je souhaitais en avoir le cœur net.
Voici donc comment sont réparties ces 108 heures pour l’année scolaire 2016 – 2017, pour ce qui me concerne :
- 60 heures d’APC (cela représente 1 h 40 par semaine, mais dans les faits je mets en place une sorte d’open-classe tous les jours entre 11 h 30 et 12 h 30 en fonction des besoins des uns et des autres ; comme il s’agit d’un choix pédagogique personnel, je ne compte que les 60 heures dues, au lieu des 130 à 140 heures annuelles réellement consacrées au soutien dans ma classe) ;
- 18 heures de formation sous forme d’animations pédagogiques (au nombre desquelles figurent les heures consacrées à la liaison école / collège, très féconde, elles) ;
- 29 heures consacrées aux multiples conseils d’école, conseils des maitres, conseils de cycle ; il s’agit là des réunions programmées, avec ordre du jour, ne sont pas comptées par exemple les multiples réunions improvisées entre enseignants de même niveau ou de même cycle, afin d’harmoniser les apprentissages et plus globalement d’échanger sur nos pratiques, de partager nos questionnements et nos travaux ; je précise que dans mon école, on n’est pas des fous de la réunionnite, la directrice n’est pas vétilleuse (ce qui ne l’empêche pas d’être compétente et efficace), aussi les conseils des maitres se limitent à ceux indispensables : d’autres écoles en font certainement davantage ;
- 22 heures de rendez-vous avec les parents (y compris les réunions d'accueil de début et de milieu d'année), cette année j’ai été raisonnable je n’ai eu que 27 rendez-vous et surtout une majorité à 8 h 00 le matin, ce qui les borne de facto et les limite à 30 minutes ; les années précédentes il me semble que j’ai eu plus de rendez-vous.
TOTAL : 129 heures.
On l’aura compris, ce calcul est vraiment a minima. Ce qui veut dire que la très grande majorité des enseignants de primaire de ce pays est dans la même situation que moi : les 108 heures sont largement dépassées – et pas à se tourner les pouces.
Que faire ? Va-t-on, dès que les 108 heures seront dépassées cette année, cesser les réunions, les rendez-vous avec les parents, le soutien pour les élèves qui en ont besoin ? Ne pas aller aux animations pédagogiques auxquelles on s’est inscrit en début d’année ? Boycotter le conseil d’école du 3ème trimestre ?... Si on suit la logique purement comptable à laquelle l’administration nous a convertis, si on se comporte de la même manière étriquée, c’est ce qu’on devrait faire, et je serais curieux de voir la réaction de l’institution. Tiens, pour marquer le coup, peut-être faudrait-il envoyer à nos rectorats respectifs le décompte réel de nos 108 heures en demandant le paiement des heures supplémentaires (car d’heures supp’ nous n’avons point, en primaire) ?
Sauf que, comme tous mes collègues, je vais les faire, mes 108 heures, et bien davantage, cette année encore. Je vais remplir les formulaires et justifier tout ce qu’on me demandera de justifier, prouvant ce qu’on me demandera de prouver. Je ferai mes 108 heures et bien davantage parce que ce ne sont pas des heures, que je fais, ce sont des moments essentiels qui se jouent, pour les élèves en premier lieu, pour l’équipe, pour l’école, pour moi. Je ferai mes 108 heures et bien davantage parce que je ne compterai jamais les heures passées à aider un élève en difficulté, ce serait une insulte à l’idée que je me fais de l’enseignement. Je ferai mes 108 heures et bien davantage parce que je ne compterai jamais les heures que je passe à recevoir les parents, les rencontres avec eux sont bien trop importantes pour cela. Il n’est pas question que je me comporte en administration, qui est tout l’inverse d’enseigner.
Il me semble qu'en contrepartie de mon investissement, de mon professionnalisme, je serais fondé à demander à l’administration, à l’institution, de ne pas me chercher des poux dans la tête, de me fiche la paix et me laisser bosser tranquillement – à défaut de demander plus : cette « confiance réciproque des institutions et de ses personnels » vantée par notre ministre dans sa lettre aux enseignants du 6 juillet 2017.
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