Au cœur du débat sur les rythmes scolaires, la révision des programmes est l’une des demandes les plus fortes des enseignants du primaire (72 %), derrière la revalorisation des salaires (92%). La principale raison ? Depuis la suppression du samedi matin et le passage de 26 à 24 heures hebdomadaires (volume maintenu dans la future semaine de 4 jours ½), pour un programme inchangé, il est quasi impossible de « boucler le programme » sans laisser des élèves sur le bas-côté. Le ministre Peillon, comme ses prédécesseurs au début de chaque mandature, a prévu de s’attaquer aux programmes. Pour les alléger ?... Ce serait, enfin, inverser un mouvement historique qui réduit le temps scolaire tout en augmentant les contenus.
De moins en moins de temps pour travailler
Depuis Jules Ferry, la semaine et l’année scolaire ont beaucoup changé. L’historien de l’éducation Claude Lelièvre a, à plusieurs reprises (là, ici et là, notamment), résumé ces changements sur son indispensable blog. Je fais ici une synthèse de ses écrits.
En 1894, l’année scolaire, qui commence après six semaines de vacances en été, ne comporte qu’une semaine de vacances à Pâques, et quelques jours de congé extraordinaires. L’horaire scolaire hebdomadaire est de 30 heures (5 jours de 6 heures, coupure le jeudi pour l’instruction religieuse), soit 1338 heures sur 223 jours de classe.
En 1922, les grandes vacances sont prolongées de deux semaines, et la durée d’enseignement limitée à 1260 heures sur 210 jours.
En 1925, le Bloc des Gauches donne deux semaines de congé supplémentaire, en hiver, faute de pouvoir augmenter les enseignants.
Le Front Populaire fera de nouvelles réductions en 1938 et 1939 : 1128 heures sur 188 jours.
En 1969, le samedi après-midi est libéré, pour permettre "aux maîtres de consacrer à leur perfectionnement pédagogique un temps équivalent à trois heures par semaine". 975 heures annuelles.
En 1972, les vacances de février sont créées afin de rentabiliser les structures de sports d’hiver construites pour les JO d’hiver de Grenoble (invention du zonage sous la pression des lobbys du tourisme) ; la journée libérée passe du jeudi au mercredi.
En 1989, la semaine de classe passe à 26 heures, une heure étant libérée pour les concertations. 936 heures annuelles.
En 2008, passage à la semaine de 4 jours. 864 heures.
En un peu plus d’un siècle, on est passé de 223 jours de classe par an à 144 et la durée obligatoire annuelle de présence en classe des élèves de l’école primaire est passée de 1338 heures à 864 heures. Un tiers-temps de moins.
De plus en plus de matières à enseigner
A mesure que diminuait le volume horaire annuel d’enseignement, les matières d’« éveil » et de « découverte » se développaient à l’école primaire, laquelle avait aussi à s’adapter à l’évolution de la société, politique, culturelle, technologique, aux préoccupations écologiques, aux considérations médicales et hygiénistes, aux grandes causes nationales, à la mondialisation, mais également à l’évolution disciplinaire des matières enseignées (la géographie d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celle de Jules Ferry…).
C’est ainsi que l’école primaire prend en charge aujourd’hui les enseignements suivants (la recension qui suit est conséquente, mais plus qu’intéressante si on veut prendre la mesure de ce que les gamins ont à ingurgiter en primaire) :
- le français (lecture, orthographe, vocabulaire, conjugaison, grammaire, étude de texte, littérature, écriture, rédaction, langage oral, récitation…)
- les mathématiques (numération, calcul, géométrie, grandeurs et mesures, résolution de problèmes, organisation et gestion des données)
- les sciences (astronomie, lumières et ombres, volcans et séismes, états et changements d’état de la matière, l’eau et le maintien de sa qualité, l’air et les pollutions de l’air, les déchets et le recyclage, les énergies fossiles et renouvelables, la classification du vivant, la biodiversité, le nutrition des végétaux, les modes de reproduction des êtres vivants, les stades de développement des végétaux et des animaux, les mouvements corporels, la digestion, la respiration, la circulation sanguine, la reproduction de l’homme et l’éducation à la sexualité, l’alimentation, le sommeil, l’adaptation des êtres vivants aux conditions du milieu, les notions de chaînes et de réseaux alimentaires, les circuits électriques, les leviers, balances, équilibres, les objets mécaniques et la transmission du mouvement…)
- l’histoire de l’humanité (à traiter en 3 ans, CP et CE1 s’occupant de la structuration de l’espace et du temps)
- la géographie (les paysages de village, de ville, la circulation des hommes et des biens, les principales activités économiques, besoins et traitement de l’eau dans la commune, diversité des paysages des régions françaises, la région, la métropole régionale, les pays de l’UE, le relief, l’hydrographie, le climat en France et en Europe, l’étude de cartes, les départements et les régions, la répartition de la population en France et en Europe, les principales villes en France et en Europe, étude d’un aéroport, du réseau autoroutier et TGV, étude d’une zone industrialo-portuaire, d’un centre tertiaire, d’un espace agricole, d’une zone de tourisme, la notion de ressources, de pollution, les territoires français dans le monde, les océans, les continents, les climats, le relief mondial, la densité de population, les espaces riches et pauvres, …)
- le sport (activités athlétiques, d’escalade, activités aquatique et natation, activités de roule et de glisse, d’orientation, jeux de lutte, jeux de raquettes, jeux traditionnels, collectifs, danse, activités gymniques…)
- l’instruction civique et morale (les symboles de la République, le respect des personnes, les règles de politesse et de civilité, les contraintes de vie collective, l’organisation de la vie publique et de la démocratie, l’élection, le Parlement, le Gouvernement, la protection sociale, étapes de l’unification du territoire, règles d’acquisition de la nationalité, l’Union Européenne, le projet européen, la francophonie, mais aussi l’éducation à la santé, se laver les mains et les dents ou encore sensibilisation à la maltraitance)
- l’anglais (avec validation du niveau A1 du Cadre européen commun de référence pour les langues)
- l’informatique (avec la validation du Brevet Informatique et Internet à travers 5 compétences)
- les arts visuels
- l’éducation musicale
- la sécurité routière (avec validation du permis piéton)
- …et je suis sûr que j’en oublie…
Bien sûr, l’enseignement de tout ceci suppose son évaluation, ce qui nécessite un certain temps (je dirais même plus, un temps certain).
Chaque ministre de l’éducation nationale entamant une mandature en revoyant les programmes, Xavier Darcos ne s’est pas privé de les réviser en 2008. En sus de tout ce qui précède, et tout en supprimant dans le même temps le samedi matin, il a ajouté l’histoire des arts, où l’on doit traiter les arts de l’espace (architecture, jardins, urbanisme...), les arts du langage (calligraphie, mythes antiques, théâtre, enluminures, …), les arts du quotidiens (mosaïque, émaux, tapisserie, haute couture, design, graphisme…) les arts du son (de Moussorgsky à Satie en passant par Brubeck ou la musique traditionnelle asiatique), les arts de la scène (théâtre, mime, cirque…), les arts du visuel (peinture, sculpture, photo, cinéma).
Quant à Vincent Peillon, il a ajouté la fameuse "morale laïque"...
Qui peut décemment croire qu’il est possible de faire tout ceci avec des enfants de 6 à 10 ans, dans le temps imparti, avec obligation de réussite pour tous ? Quel ministre de l’éducation nationale peut-il déclarer vouloir lutter contre l’échec scolaire, et laisser les élèves se dépatouiller avec cette somme ?
(Par ailleurs, quand on sait que de nombreux pays centrent leurs enseignements essentiellement sur les maths, la langue, les sciences, soit exactement ce qu’évalue PISA, on comprend mieux le rang de la France dans les classements internationaux).
La position de Peillon
Si l’idée est présente depuis le départ dans la Refondation Peillonnienne, que la révision des programmes est inscrite dans le rapport post concertation, ce n’est que depuis peu que le ministre parle ouvertement du sujet dans les médias. Dans un premier temps, il a d’ailleurs simplement parlé de « révision », déclarant que les programmes de 2008 n’étaient pas les bons, tout en niant tout lien de causalité avec les résistances enseignantes sur les rythmes. Invité de l’émission Cpolitique sur France 5 dimanche 17 février, le ministre a, pour la première fois, parlé d’allègement dans les termes suivants :
Caroline Roux : « Revoir les programmes pour quoi faire, pour les alléger ?
Peillon : … sans doute… En France on surajoute, on juxtapose. Je vois par exemple les programmes de l’école élémentaire – l’idée était pas mal en 2008, de revenir sur les apprentissages fondamentaux – et puis on en a rajouté, ils sont trop lourds… Il faut revenir à des programmes qui soient efficaces… Il faut harmoniser les programmes, les livrets personnels de compétences, les évaluations.
Caroline Roux : vous avez dit alléger les programmes, parce que c’est trop lourd ?
Peillon : pour les programmes du primaire, c’est certain. Le travail est très difficile, parce qu’aujourd’hui, il faut vraiment qu’on aille à l’essentiel, et donc savoir exactement ce qu’il faut garder. J’ai demandé aux inspections générales et la direction générale de l’enseignement scolaire, de travailler sur ces questions pour aller le plus vite possible. Et en même temps je veux qu’on se donne le temps pour ne pas faire de sottises ».
On surajoute, on juxtapose, des programmes du primaires trop lourds, revenir aux apprentissages fondamentaux, à des programmes efficaces, aller à l’essentiel… Le projet semble clair, Peillon lie les programmes aux évaluations et aux livrets, ce qui est une très bonne chose, mais il semble conscient des difficultés (que faut-il garder ?). Plusieurs fois, il insiste sur le fait que les programmes seront mis en place par des sommités disciplinaires (il cite le Collège de France), en lien direct avec des « praticiens » (instits de terrain ?), au sein du Conseil National des Programmes, qu’il a recréé.
Le poids des idéologies
Peillon sait que, comme d’habitude, il rencontrera des résistances, voire des oppositions. La nouveauté est que, dans ce dossier, elles pourraient bien venir de son propre camp, de ceux qui jusqu’ici l’ont soutenu sans dévier. Car en creux de cette histoire de programmes se niche, comme toujours perfide, le poids des idéologies.
Pour résumer les choses grossièrement, la demande d’allègement, la critique de l’éparpillement des apprentissages, le retour aux fondamentaux sont traditionnellement portés, dans le champ de l’éducation par le camp des « républicains », et politiquement, par la droite conservatrice. Si on écoutait ceux-ci, l’école aurait vite fait de s’en tenir à l’apprentissage des maths, du français, d’un peu d’histoire fondée sur les personnalités historiques, de géographie physique, d’un poil de gymnastique.
Au contraire, l’idée d’une école dont le rôle serait d’ouvrir à la vie, au monde, à l’autre, dont la mission serait d’aller au-delà des simples « lire-écrire-compter » pour toucher à une forme d’humanisme universel, s’occupant tout autant du développement de l’individu que de celui de l’élève, cette idée est généralement rattachée au camp des « pédagogues » et à la gauche. Si l’on écoutait ceux-là, il serait impossible d’enlever quoique ce soit aux programmes actuels, tant il y aura toujours quelqu’un pour se lever et dire qu’il est du ressort de l’école d’apprendre aux élèves à se brosser les dents, puisque tous ne l’apprennent pas chez eux.
Bien sûr, comme toujours, la vérité se situera entre ces deux camps, sur le fil d’un « idéal pragmatique » : si l’école doit avant toute chose se préoccuper d’apprendre à lire, à écrire et à compter, elle ne saurait en aucun cas s’en contenter.
Nota : il faut lire, toujours de Claude Lelièvre, ce papier remarquable sur Jules Ferry, auquel se réfère souvent le camp des "républicains" pour justifier le retour aux fondamentaux purs et durs...
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