Au moment où se déchaîne à nouveau et avec force la virulente opposition (je n’ose parler de débat) entre « pédagogues » et « anti-pédagogistes », je me demande une fois de plus s’il est possible, pour le prof passionné par son métier et porté sur la recherche de tout ce qui peut l’aider à faire progresser ses élèves, de se tenir à bonne distance de ce monstre bicéphale ?
Je ne me retrouve pas toujours dans les premiers, rarement dans les seconds, et pourtant j’ai l’impression que le débat éducatif n’offre qu’une alternative : être « pédago » ou « anti » ! A longueur de blogs, de commentaires, de forums, on ne croise qu’eux, les uns armés de leurs missels de l’éducation, les autres de piques cherchant tête pour parure, et leur stérile combat (soyons clair, aucun ne convaincra jamais l’autre) phagocyte toute position. Impossible de penser autrement qu’en mode on / off, noir / blanc, 0 / 1, binaire jusqu’au bout de l’anathème et du manichéisme (« Vous êtes le Mal » comme argument ultime, rien que ça).
J’en ai fait l’étrange expérience il y a quelques semaines à propos d’un billet sur une formation dont je disais combien elle m’avait rendu un surcroit de créativité pour la classe. J’y citais le conférencier, Roland Goigoux. Que n’avais-je fait ! Un coup de pied dans la ruche !
Aussitôt les uns commentaient mon billet en vantant les mérites de l’éducateur Goigoux, si doué pour susciter l'enthousiasme, et les autres instruisaient illico mon procès en pédagogisme, me jugeant « dangereux », « converti à la connerie » (véridique).
Au final, pédagos comme antis, trop occupés à lire dans mon billet ce qui n’y figurait pas mais satisfaisait leur égo et leur parti tout à la fois, préférant se mirer à la surface plutôt que de viser les profondeurs, ont littéralement manqué mon propos – hors-sujet, tous ! J’y parlais du risque pour le prof de confire dans sa pratique de classe, de sa nécessaire distanciation, du recul indispensable à sa fraîcheur mentale et au maintien de son enthousiasme d’éducateur (peu importait, au fond, que ce fut par Goigoux) et me voilà bien malgré moi pris entre le marteau et l’enclume.
J’en suis arrivé à un point où j’hésite parfois, lors de la rédaction d’un billet, à employer le mot de « pédagogie ». Je redoute en effet que les connotations qui surchargent ce vocable, dans un sens ou l’autre, me le renvoient en travers de la gueule, parasitent mon propos au point d’interdire au sens d’émerger.
Pour être honnête je me sens, on l’aura compris, plus proche des pédagos que des antis, au nom de plus d’idées partagées et d’une inclination naturelle à la mesure, contre l’excès.
Mais je réfute avec véhémence et par avance toute assimilation à quelque dogme courant que ce soit et revendique mon libre-arbitre : ce doit être clair pour tout le monde, on a encore le droit de penser comme bon nous semble sans être instantanément récupéré dans un sens ou dans l’autre, sans être flatté par les uns et honni par les autres, ou l’inverse, sans être assimilé et réduit à une pensée, à une idéologie. Car si les antis se veulent contre ces fameuses idéologies qu’ils pourfendent à longueur de joute, ces bretteurs-nés sont eux-mêmes et de manière souvent caricaturale, en pleine idéologie.
Idéologie contre idéologie, si vous voulez, mais foutez-moi la paix !
Et puisqu’on parle d’idéologie, il faut aussi dire que tout ceci sent bon (?) le débat suranné des années 70-80, foncièrement doctrinaire, nécessairement polémique, forcément manichéen : républicains contre post-soixante-huitards, pantalons en velours côtelé et ronds de cuir au coude pour tous. Eh bien messieurs le monde a évolué, il y a d’autres manières de l’observer et de le considérer, de voir, de penser, d’appréhender l’école, le métier d’enseignant ! Restez dans vos obscurantistes chapelles si vous vous y plaisez, et laissez-nous sortir à l’air libre respirer du grand frais !
Pour ce qui me concerne, la pédagogie n’est pas une pose idéologique, pas une posture politique, pas un enjeu de valorisation personnelle dans des débats de coqs d’arrière-(basse)cour, pas un sujet de pugilat puéril pour gros jabots.
Heureux ceux qui peuvent se permettre de faire l’économie de toute pédagogie : qu’ils sachent cependant que s’ils en sont là, c’est que leurs élèves n’ont point besoin d’eux pour comprendre et apprendre. Les antis, qui sont majoritairement profs de secondaire dans des lycées privilégiés, n’ont pas à se soucier de pédagogie, ayant le plus souvent affaire à des élèves pour lesquels n’importe quel prof compétent (et il y a de la compétence dans les deux camps) ferait l’affaire. La question de la pédagogie se pose d’elle-même quand vous êtes confrontés à l’échec, à un public en difficulté, pour qui il faut développer des trésors d’imagination pour espérer trouver une manière d'aider à travailler, de faire progresser, de faire entrer dans les crânes les savoirs et les connaissances.
Je ne crois pas être un grand précurseur, un créateur de formes éducatives, je pense même être relativement classique dans mon approche de l’enseignement. Je ne suis pas au fait des méthodes actives, des pédagogies nouvelles, alternatives ou que sais-je et n’aurai jamais de prix au « forum des enseignants innovants ». Je développe dans ma classe, depuis dix ans que j’enseigne, une manière d’enseigner plutôt frontale, à tendance magistrale, fondée sur la participation des élèves, leur confiance en eux et en moi, l’enthousiasme et l’émulation collective, ajoutez-y un zeste d’humour et servez frais.
Rien de révolutionnaire en somme. Pas de quoi être applaudi par les pédagos, mais pas de quoi non plus être hué par les antis.
Lorsque cette manière de faire, qui m’est naturelle, ne suffit pas et que je suis confronté aux grandes difficultés des élèves, que dois-je faire ? Je suis bien obligé alors de chercher d’autres voies, d’autres moyens, d’autres biais, d’autres leviers pour parvenir à mes fins : faire passer les connaissances. Me voici alors tentant d’autres approches, en prenant en compte chaque élève, ce qu’il est, ses points faibles et ses points forts, sa structure interne, ses caractéristiques psychologiques, son environnement familial et émotionnel … Me voici imaginant des séances plus spécifiques, adaptées avec précision à chacun, fondées sur autre chose, la manipulation, l’oral, le jeu, une situation-problème, par deux, par petits groupes, je prends tout ce qui peut m’aider, tout !
Cela fait-il de moi un pédagogue, un idéologue ? Je m’en fous, mon problème est bien concret : faire comprendre les règles d’accords à Moussa, lutter contre la répétition des pronoms chez Kevin, enfoncer les tables de multiplication dans la tête de Sara. Qu’importe la méthode, ce qui marche fera l’affaire !
L’excellence chère aux antis m’intéresse, elle est mon horizon, parfois bien lointain.
Le souci des élèves cher aux pédagos m’intéresse : sans ça, je ne peux rien pour les miens.
Je n’ai pas de scrupule à fonder mes séances de sciences sur « la main à la pâte » ou à utiliser l’informatique et le numérique en géographie (ouhhhh du côté des antis), pas plus que je n’ai d’état d’âme à utiliser la méthode Boscher si elle peut débloquer un élève tétanisé (grincement de dents des pédagos). Je n’ai pas peur de mettre l’élève au cœur de ma démarche ou de passer par le jeu car l’enseignant que je suis reste la clé de voûte de l’édifice : mon autorité (faire autorité autant qu'en avoir) fonde ma pédagogie.
Tiens voilà que j’ose à nouveau utiliser ce mot ! Assomption ! Oui, je l’utilise : affranchi, je le vole à ces deux camps qui l’ont confisqué, je m’en empare et en le faisant mien je le rends à tout le monde : pé-da-go-gie, « méthode d’enseignement », p-é-d-a-g-o-g-i-e « science de l’éducation des enfants »… Pédagogue : « Personne qui a le sens, le don de l’enseignement ».
Pédagogues les uns, pédagogues les autres !
A bas les prosélytes et à bas les prescriptions, à bas les intolérances et les injonctions, les certitudes étouffantes et le dogme inhibant, à bas les aigris, les rancuniers, les petits de la pensée et les courts du raisonnement!
La pédagogie est morte, vive la pédagogie !
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