Selon une habitude désormais bien ancrée dans les mœurs politiques, l'attentat avorté (en l’attente d’une meilleure qualification pénale) commis dans un Thalys le 21 août 2015 a immédiatement suscité chez certains de nos élus le réflexe pavlovien « un fait divers, une loi », les amenant à réclamer des innovations législatives ou réglementaires destinées à éviter qu’un tel acte ne se reproduise. Tant il est vrai, bien entendu, que ce qui incite le terroriste à agir est la permissivité de la loi pénale locale.
Pour exemple, M. Eric Ciotti a, le jour même, publié sur son blog un article réclamant "le passage à une échelle supérieure dans la lutte contre le terrorisme", sollicitant la « création de centres de rétention pour ceux qui représentent une menace », ajoutant que « les individus qui menacent notre République doivent d’être mis hors d’état de nuire ». Nul doute que M. Arno Klarsfeld, qui réclame chroniquement sur son compte Twitter des mesures analogues depuis janvier 2015, ait applaudi cette initiative.
Aussi louables soient les intentions de M. Ciotti, la création de tels centres de rétention supposés accueillir les ennemis de la République ne me paraît ni possible, ni souhaitable.
Le propos de M. Ciotti serait en effet de « mettre à l’écart » toute personne qui n’a pas commis d’infraction (si une infraction a été commise, il n’y a plus de difficulté, l’autorité judiciaire intervenant dans le cadre de la répression des infractions) mais risque d’en commettre une à plus ou moins brève échéance.
Dès lors, on se situe dans le cadre de police administrative, qui a pour objet général la sauvegarde préventive de l’ordre public par l’exécutif.
Ce principe de police administrative existe de longue date en droit français et implique évidemment qu’un équilibre soit trouvé entre les exigences de l’ordre public d’une part et la protection des droits individuels de l’autre.
Les mesures de police administrative prennent la forme de réglementations générales, d'actes individuels, d’autorisations ou d’interdictions (arrêtés portant interdiction de mendier dans certaines villes, interdiction de manifester, réglementation du bruit…). Dans la majorité des cas, l’atteinte à la liberté de l’individu est acceptable dans une société démocratique.
La proposition de M. Ciotti est beaucoup plus radicale puisqu’elle consisterait à priver de liberté une personne qui n’a pas commis d’infraction, sur décision du pouvoir exécutif. Au-delà du manque de précisions données par l’intéressé à son idée (qui peut ordonner une telle privation de liberté, pour quelle durée, à quelles conditions, quel type de comportement est susceptible de constituer une menace pour la République…), son principe même paraît difficilement envisageable dans notre système juridique.
Ainsi le droit à la sûreté personnelle (i.e. le droit d'aller et venir sans pouvoir être arrêté arbitrairement) a valeur constitutionnelle (article 2 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression. »)
De même, la Convention Européenne des droits de l’Homme (*) (qui a une valeur normative supérieure aux lois françaises) consacre également le droit à la liberté et à la sûreté, prévoyant les conditions dans lesquelles un individu peut en être privé :
« Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales:
- a) s'il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;
- b) s'il a fait l'objet d'une arrestation ou d'une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l'exécution d'une obligation prescrite par la loi ;
- c) s'il a été arrêté et détenu en vue d'être conduit devant l'autorité judiciaire compétente, lorsqu'il y a des raisons plausibles de soupçonner qu'il a commis une infraction ou qu'il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l'empêcher de commettre une infraction ou de s'enfuir après l'accomplissement de celle-ci ;
- d) s'il s'agit de la détention régulière d'un mineur, décidée pour son éducation surveillée ou de sa détention régulière, afin de le traduire devant l'autorité compétente ;
- e) s'il s'agit de la détention régulière d'une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d'un aliéné, d'un alcoolique, d'un toxicomane ou d'un vagabond ;
- f) s'il s'agit de l'arrestation ou de la détention régulières d'une personne pour l'empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d'expulsion ou d'extradition est en cours. »
Aucune autre privation de liberté que celles visées dans ce texte n’est admise en droit européen.
Dans ces conditions, la proposition énoncée par M. Ciotti visant à détenir les personnes susceptibles de représenter une menace ne saurait être admise en droit français. Et c’est tant mieux : à titre personnel, si j’avais envie de vivre dans une société où ma détention puisse être arbitrairement ordonnée par le pouvoir exécutif sans que j’aie contrevenu à quelque législation pénale que ce soit, je pense que je choisirais la Corée du nord, par exemple, plutôt que la France.
Si même on estimait pouvoir faire preuve d’une extrême souplesse avec le droit en considérant que cette proposition relève du c) de l’article susvisé (l’existence de motifs raisonnables de croire à la nécessité d’empêcher une personne de commettre une infraction), il conviendrait de préciser à partir de quel acte positif précis tendant à la commission de quelle infraction déterminée une personne pourrait faire l’objet d’une détention. Mais cette hypothèse se rapprocherait au demeurant grandement de l’infraction de participation à une association de malfaiteurs défini comme « tout groupement formé ou entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d'un ou plusieurs crimes ou d'un ou plusieurs délits »
M. Ciotti ne peut que parfaitement savoir que sa proposition n’a aucune chance d’aboutir à une loi applicable, compte tenu notamment des engagements internationaux de la France, mais qui la diffuse malgré tout, afin de rappeler à d’aucuns qu’il se préoccupe sérieusement de la sécurité de ses compatriotes, lui. Après tout, comme disait l’autre, c’est facile, c’est pas cher et ça peut rapporter gros aux prochaines élections.
(*) Ou "Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales", de son nom précis.