Vacances et belle saison : le moment idéal pour se plonger dans des histoires criminelles toutes plus abominables les unes que les autres. Et comme il n’y a pas de meilleur scénariste que la vraie vie, Déjà-vu revient tout l’été sur quelques histoires bien gratinées d’une part, tout ce qu’il y a d’authentique d’autre part. Après l’auberge rouge, le tueur d’Austin et les ruelles de Subure, direction la cité des Anges.
Bienvenue dans l’ouest de Los Angeles, deux ans après la fin de la Seconde guerre mondiale et plus précisément dans le quartier résidentiel de Leimert Park, une zone en plein boom immobilier. Depuis quelques années, les maisons y poussent comme des champignons ; petit à petit, les terrains vagues laissent place au paysage typique des banlieues américaines avec son quadrillage de maisons standardisées, alignées derrière leurs carrés de pelouse.
Le 15 janvier 1947, autour de 10 heures du matin, Betty Bersinger se promène avec sa fille de trois ans quand elle aperçoit ce qu’elle prend d’abord pour un mannequin comme on en trouve dans toutes les vitrines des boutiques de vêtements. Une forme très pâle, coupée en deux et comme désarticulée. Il ne lui faut malheureusement pas longtemps pour réaliser qu’en fait de mannequin, Betty Bersinger vient de découvrir le corps livide et mutilé d’une jeune femme dénudée, étendu au milieu des herbes folles d’un terrain vague, à quelques mètres du trottoir.
Un crime hors norme
Immédiatement alertée, la police de Los Angeles comprend rapidement qu’elle fait face à un crime hors norme. Sur place, les inspecteurs du LAPD accumulent les constatations macabres : entièrement sectionné à la taille, le corps est exsangue et dénudé. Les cuisses et les hanches de la jeune femme ont été tailladées et l’assassin a prélevé des morceaux entiers de chair.
Le visage a également été mutilé par le meurtrier qui a découpé la joue de sa victime des coins de sa bouche jusqu’aux oreilles, dessinant un atroce « sourire » qui rappelle celui du Joker. Le tueur a enfin pris le temps de caler les entrailles de la jeune femme sous ses fesses avant de disposer le corps d’une manière bien particulière, les mains au-dessus de la tête et les coudes pliés à angle droit. Détail non négligeable : il n’y a aucune trace de sang autour de la jeune femme, preuve qu’elle n’a pas été tuée sur place, mais abandonnée là par un tueur qui avait pris soin de laver le corps de sa victime à l’essence pour effacer ses traces.
Les enquêteurs parviennent rapidement à identifier la victime, et pour cause : ses empreintes digitales figurent dans leurs fichiers. Arrêtée en 1943 dans un bar de Santa Barbara, elle avait été poursuivie pour consommation illégale d’alcool en raison de son jeune âge. La photo prise à cette occasion par montre une jeune femme aux yeux clairs et aux longs cheveux noirs dont personne n’avait plus de nouvelles depuis le 9 janvier : Elizabeth Short, 22 ans, née à Boston en 1924.
L’autopsie menée le lendemain, apporte d’autres éléments : attachée, frappée et longtemps torturée, Elizabeth est morte une dizaine d’heures avant d’être retrouvée. Elle a probablement été violée et si son corps n’a été découpé en deux que post mortem, la cause de la mort est liée à la série de coups qu’elle a reçue au front et sur le crâne.
Naissance d’un mythe
Toujours bien informés, les journaux se ruent évidemment sur l’affaire et les reporters commencent à enquêter. Certains vont particulièrement s’illustrer dans l’ignoble pour alimenter leurs articles dans le Los Angeles Examiner.
Sitôt l’identité de la jeune femme connue, ils se débrouillent pour retrouver l’adresse de sa mère, Phoebe Short, et l’appellent à Boston pour lui annoncer que sa fille a… remporté un concours de beauté. Ravie, la mère leur fournit toute une série de détails sur la vie privée de sa fille avant que les reporters ne lui avouent la véritable raison de leur appel. Alors que Phoebe Short s’effondre, ils ont encore le culot de lui proposer de faire payer son trajet depuis Boston par leur journal – une manière là encore de griller la politesse à la concurrence en les privant d’un accès à leur source.
La course au sensationnel des journaux de Los Angeles, qui fouillent chaque recoin de la vie d’Elizabeth Short, fait le reste : décrite comme une jeune femme paumée, à la vie sexuelle errante et aventureuse, Elizabeth est rapidement vue comme la victime d’un mode de vie très éloigné des codes moraux de la bonne société, et tant pis pour les faits. Tant pis aussi pour la réputation de la jeune femme, présentée comme la victime de son mode de vie. Toutes les rumeurs se succèdent. On en fait tour à tour une prostituée occasionnelle, une idiote, une lesbienne, une vamp, une femme frigide, une briseuse de couples…
Au passage, un journal particulièrement inspiré croise la couleur noire de l’uniforme de serveuse que portait Elisabeth Short avant sa disparition avec le titre d’un film récent, le Dahlia Bleu, avec Veronica Lake. Elizabeth Short y gagne le surnom sous lequel elle est aujourd’hui célèbre : le Dahlia Noir.
Beaucoup trop de suspects
A Los Angeles, les investigations commencent, rapidement polluées par un emballement médiatique qui prend vite un tour national. En tout plus de 750 enquêteurs du LAPD ou d’autres autorités travaillent sur l’affaire. Tandis que certains retournent la ville pour tenter d’identifier le lieu du meurtre, d’autres s’intéressent aux lieux que fréquentait la victime et cuisinent ses proches et ses connaissances. En vain : on retrouve bien le sac de la victime, mais là encore, nettoyé avec suffisamment de soins pour qu’il soit impossible relever ne serait-ce que l’ombre d’une empreinte.
Tandis que toute l’Amérique se passionne pour cette affaire hors norme, une foule d’individus se précipitent dans les commissariats de Los Angeles pour s’accuser du meurtre. D’autres envoient des lettres anonymes ou contactent la presse : un journal reçoit même un colis anonyme, truffé de papiers et de bricoles qui appartiennent bel et bien à la victime, suivi de plusieurs lettres laconiques d’un homme qui se présente comme le tueur. En dépit des analyses menées par le LAPD, c’est une impasse de plus, comme lorsque les enquêteurs intrigués par le côté clinique des mutilations subies par le Dahlia, fouillent un temps du côté de la faculté de médecine.
En vain. Parmi les 150 personnes interrogées par les inspecteurs du LAPD dans les semaines qui suivent la découverte du corps d’Elizabeth Short, sept furent identifiées comme des suspects potentiels ; aucune ne fut accusée formellement et la plupart avaient des alibis en béton.
Au printemps 1947, le LAPD déclare forfait ou presque : le Dahlia Noir devient un cold case de plus – un de trop : en septembre, un Grand Jury pointe l’incapacité récurrente du LAPD à résoudre une longue série de meurtres, notamment de femmes. A la clé, une crise profonde qui devait amener à une profonde réorganisation d’un service jugé désorganisé, inefficace et corrompu. Et permettre à James Ellroy d’écrire 40 ans plus tard l’un des plus grands romans noirs américains, consacré au fait-divers le plus emblématique de l’après-guerre aux Etats-Unis.