Les grands faits-divers #3 : meurtre à Subure

Vacances et belle saison : le moment idéal pour se plonger dans des histoires criminelles toutes plus abominables les unes que les autres. Et comme il n’y a pas de meilleur scénariste que la vraie vie, Déjà-vu revient tout l’été sur quelques histoires bien gratinées d’une part, tout ce qu’il y a d’authentique d’autre part. Après l’auberge rouge et le tueur d’Austin, direction Rome, au début du 1er siècle avant notre ère.

Il ne reste pas grand-chose aujourd’hui de l’antique quartier de Subure, et pour cause : aucun monument romain majeur n’y a jamais été construit. Subure, c’est la ville des pauvres et des gueux, un lacis de ruelles étroites, bruyantes et malodorantes, bordées d’immeubles décrépits où s’entassent des familles entières. Avec ses commerces aux activités plus ou moins douteuses, loin des villas du Palatin, Subure affiche la face dangereuse et mal famée d’une Rome qu’on se figure souvent un peu trop vite faite de marbre, merci Hollywood.

Et pourtant : si repoussant que soit le quartier, Subure attire une foule pas possible de badauds et de visiteurs attirés par trois choses : les tavernes, le jeu et les bordels. Tout Rome y vient pour s’encanailler, boire un coup ou plutôt douze et se trouver un ou une prostituée avec qui passer quelques instants plutôt sordides, mais pour pas cher. Bon, mieux vaut rentrer tôt et se déplacer en groupe, vu que Subure n’a sans doute pas volé la réputation de coupe-gorge que lui taillent des auteurs comme Juvénal, aussi fasciné qu’écœuré par ce quartier chaud et populeux.

Mais si la plupart des cadavres qu’on ramasse régulièrement n’ont guère laissé de traces dans l’histoire, il y en a un dont la mort va faire un tout petit peu de bruit, en 81 avant notre ère : Sextus Roscius.

Mort d’un puissant

L’homme qu’on retrouve poignardé, étendu sur les pavés par un beau matin de septembre n’est pas n’importe qui. Déjà, il est riche : propriétaire terrien, il possède une grosse douzaine de fermes, quelques centaines d’esclaves et pèse dans les 6 millions de sesterces, une fortune qui le situe dans la bonne moyenne des sénateurs romains. Ensuite et sans compter parmi les plus gros cadors de son époque, il est influent. S’il n’habite pas Rome mais Ameria, à quelques dizaines de kilomètres au nord, il y est régulièrement fourré pour défendre ses intérêts dans des temps troublés. Après une longue période de guerre civile, la situation commence tout juste à s’apaiser depuis la victoire de Sylla, le général qui contrôle désormais toute l’Italie après une épuration particulièrement sanglante. Et si Sextus était à Rome ce soir-là, c’était probablement pour en tirer certains bénéfices : après tout, ne soutenait-il pas Sylla depuis le début ?

Forcément, l’affaire fait du bruit. L’enquête montre que Roscius a été assassiné en pleine rue la veille au soir, en rentrant d’un dîner. Reste à savoir pourquoi. Simple vol qui tourne mal ? Meurtre intéressé ?

Un suspect bien pratique

Rapidement, les regards se tournent vers le fils et héritier du défunt, Sextus Roscius – oui, il porte le même nom que son père et nous l’appellerons par conséquent Fiston, histoire y voir plus clair. Fiston fait figure de suspect idéal : après tout, la perspective d’hériter de 13 fermes et de 6 millions de sesterces, ça ressemble beaucoup à un mobile.

Le gag ? Tout le monde tombe de l’armoire en découvrant dans les semaines suivantes que tous les biens de Roscius appartiennent… à l’État. Pourquoi ? Parce qu’un très proche conseiller de Sylla, Chrysogonus, a placé le défunt sur les listes de proscription – une longue énumération de noms de personnages considérés comme des opposants par le nouveau pouvoir, qui les fait exécuter depuis des mois et s’approprie au passage leurs biens.

Conséquence immédiate : Fiston n’hérite de rien du tout. Les biens de son papa sont récupérés par l’administration, qui décide de les mettre en vente.

Là où c’est beau, c’est que le gagnant des enchères est…Chrysogonus, le haut responsable qui venait comme par hasard de proscrire le défunt. Là où c’est magnifique, c’est qu’il remporte la mise avec 2000 sesterces, pour des terres estimées à 6 millions. Mais là où ça devient véritablement sublime, c’est que Chrysogonus ne conserve que dix des treize fermes du mort : les trois autres, il en fait cadeau à un certain Capito. Et Capito, c’est le cousin de Fiston et le neveu du mort. Cerise sur le gâteau : il confie les dix fermes qu’il conserve à un certain Magnus, fidèle second de Capito.

Cicéron à la rescousse

Un qui pète les plombs, c’est Fiston. Il se balade dans tout Rome en hurlant qu’on l’a spolié et que son cousin l’a piégé en passant un accord avec Chrysogonus, qu’il accuse donc au passage d’être corrompu jusqu’au trognon.

C’est risqué.

Déjà, Chrysogonus n’est pas n’importe qui, c’est un tout proche du maître de l’Italie, Sylla. Ensuite, Capito fait valoir que si Fiston réagit aussi fort, c’est parce qu’il espérait bien hériter après avoir tué son père. Et ça, ça pue salement pour Junior : à force de vouloir laver son honneur et récupérer son pognon, il risque sa vie. Un tribunal pourrait le juger coupable de parricide - le pire des crimes, à Rome, avec une sanction pénale est à l’échelle.

S'il est reconnu coupable d'avoir fait des trous dans son papa, Fiston risque certes sa tête mais d’une manière originale, tout citoyen qu’il soit. Le châtiment prévoit de le déshabiller et de l’aveugler avec une cagoule de cuir avant de lui flanquer quelques coups de fouet pour le principe. C’est seulement le début des festivités : l’étape suivante consiste à le coudre dans un grand sac en compagnie d’un serpent, d’un coq et d’un chien affamé et de le balancer au Tibre pour qu’il s’y noie.

Sympa.

« Cui bono ? »

Alors, complot ou parricide ?

Le procès, sur le Forum, fait un tabac en -79, deux ans après la mort de Sextus Roscius. Sur le papier, la condamnation du jeune homme semble relever de la simple formalité : personne, mais alors personne ne se précipite pour prendre la défense d’un jeune homme qui accuse l’un des plus proches conseillers de Sylla d’avoir fait assassiner un notable pour s’enrichir. Enfin tous sauf un jeune avocat de 27 ans : Marcus Tullius Cicero, autrement dit Cicéron. Si jeune qu’il soit dans le métier, Cicéron n’est pas franchement un manche, mais le truc, c’est qu’il n’a encore jamais plaidé au pénal…

Et pourtant. Cicéron va éparpiller la partie adverse façon puzzle, dans une série de plaidoiries implacables qui entrent dans la légende judiciaire grâce à une formule, une formule que Cicéron ne cesse de marteler : cui bono ? À qui profite le crime ? A Fiston, qui risque sa tête ? Ou à Chrysogonus, enrichi par la mort de celui qu’il a proscrit Roscius ? Ou à Capito, le neveu négligé soudainement fortuné à qui Cicéron lance : « vous étiez pauvre avant ce crime, vous étiez un homme cupide, audacieux, l'ennemi déclaré de celui qui a été assassiné, faudrait-il chercher encore si vous aviez des raisons pour commettre ce meurtre ? »

Sur le plan pénal, c’est un bingo : au terme d’un procès retentissant, Fiston est acquitté faute de preuves et la carrière de Cicéron est lancée façon Ariane. Sur le plan moral, c’est plus moche. Certes, Chrysogonus ne s’en remet pas et disparaît tout simplement des sources après le procès, mais Fiston, lui, ne parviendra jamais à récupérer l’héritage confisqué…

Publié par jcpiot / Catégories : Actu