Vacances et belle saison : le moment idéal pour se plonger dans des histoires criminelles toutes plus abominables les unes que les autres. Et comme il n’y a pas de meilleur scénariste que la vraie vie, Déjà-vu revient tout l’été sur quelques histoires bien gratinées d’une part, tout ce qu’il y a d’authentique d'autre part. Première étape : direction l’Ardèche, 1831.
Ceux qui connaissent les plateaux de l’Ardèche savent que dans la catégorie coin perdu, la région traversée par la route qui va de Montélimar au Puy-en-Velay fait figure de candidat idéal. Une terre isolée et dure, balayée par les vents du Nord, où il ne fait toujours pas bon randonner aujourd’hui sans une bonne carte IGN, dès qu’on s’éloigne des routes. L’été, on risque vite de tomber dans une tourbière et de s’y enfoncer. L’hiver, les congères accumulées font rapidement perdre tout repère. Et ça, c’est en 2018. Autant dire qu’il y a deux siècles de ça, on ne s’éloignait pas de la route sans de solides raisons. La route, c’est la civilisation ; s’en éloigner de 300 mètres, c’est risquer sa vie.
Et puis on y trouve tout ce qu’on veut, le long de cette route. Des bornes routières, histoire de se repérer, des relais pour les chevaux, des burons ou des jasseries. Autant de refuges où on peut s’abriter des intempéries, se trouver une paillasse pour dormir, boire et manger à boire, se laver sommairement aussi, acheter quelques provisions…
Bref, des auberges typiques, un peu comme celle de Peyrebeille, tenez. Un archétype d’auberge, celle-ci. Un bâtiment bas au bord de la route, composé d’un grand corps de logis et de ses dépendances, qu’on atteint en sortant d’une grande forêt de sapins. Elle appartient à un couple du genre taiseux, Pierre et Marie Martin, qui tient l’établissement avec leur neveu André et Jean Rochette, un domestique qu’on surnomme Fétiche. Un garçon bien sympathique, Fétiche, de l’avis général. Fort comme un bœuf et con comme une pantoufle.
Un corps sur les berges
Le 26 octobre 1831, une découverte pas franchement ragoûtante met de l’animation dans le quotidien tranquille d’une région qui l’est tout autant. Ce jour-là, à 10 kilomètres de Peyrebeille, on trouve au bord de l’Allier le cadavre d’un homme au crâne défoncé. Un de ses genoux est brisé. Comme le brave homme n’a pas l’air d’être mort d’une petite grippe, on ouvre une enquête et on ne tarde pas à identifier le bonhomme : Antoine Enjolras, un maquignon bien connu dans la région, où il vend ses bêtes depuis des années. On l’a aperçu peu de temps auparavant, d’ailleurs, justement à l’auberge de Peyrebeille. Il était à la recherche d’une génisse égarée sur le plateau et on ne l’a pas revu vivant après cette halte.
Un juge de paix se rend sur place pour interroger les Martin et l’humanité étant ce qu’elle est, il ne faut pas longtemps avant que ça jase. Les rumeurs se répandent alors comme une traînée de poudre, au fur et à mesure des témoignages qui affluent. Un témoin affirme avoir vu une charrette s’éloigner, conduite par Fétiche et transportant un corps. Il n’en faut pas plus pour que le jour de la Toussaint, Pierre Martin et son neveu sont arrêtés et conduits en prison. Fétiche les rejoint le lendemain et Marie Martin un peu plus tard.
Et là, ça part complètement en cacahuète.
Au fil des témoignages, les enquêteurs commencent à se demander si le corps près de l’Allier ne serait pas le cadavre qui cache le cimetière. À en croire les témoins qui se multiplient, les époux Martin ont fait de l’auberge un véritable coupe-gorge, au sens le plus littéral du terme. Depuis un bon quart de siècle, les quatre complices auraient assassiné un nombre invraisemblable de clients pour leur piquer leurs picaillons. Et ce qui est vrai, c’est que les Martin ne sont pas pauvres : ils ont près de 30 000 francs or de côté, dans les 600 000 € d’aujourd’hui. Pas mal pour une auberge relativement isolée en pleine cambrousse, certes, mais pas non plus le coffre-fort de l’Oncle Picsou.
Mais voilà : la rumeur publique enfle, les journaux régionaux puis nationaux s’en mêlent et pour la France entière, le banal relais routier des Martin devient rapidement l’Auberge rouge.
Un bien bel enthousiasme collectif
Le 18 juin 1833, le procès s’ouvre à Privas. Les témoins défilent (109 tout de même), plus bavards les uns que les autres, et les dépositions à charge étouffent dans la salle comme dans la presse le témoignage de ceux pour qui tout s’est très bien passé à Peyrebeille.
Certains jurent que les Martin ne se sont pas cantonnés à couper la gorge de leurs clients. On parle de sang sur les murs, de linges ensanglantés, des fumées noires et grasses qui s’échappaient de la petite cheminée, de leur curieuse odeur aussi. Un ancien client jure ses grands dieux qu’il a vu de ses propres yeux des mains humaines cuire à l’étouffée dans le chaudron. Un autre jure ses grands dieux que le four à pain ne servait qu’à chauffer des miches. On évoque de drôles de ragoûts, de hachis originaux et de tourtes au lapin faites de bien des choses, sauf de lapin. On raconte que les Martin et leur brave Fétiche se débarrassaient des os en les donnant aux porcs.
Bref, les Martin auraient certes très bien servi leurs clients, mais en petits bouts et dans un grand plat, avec des patates.
Du coup et comme on n’en est plus à ça près, la rumeur publique leur attribue tous les disparus de la région depuis vingt-cinq ans, soit une centaine de voyageurs.Le procès, qui dure une semaine, se déroule dans une atmosphère délétère. Le peuple, qui tient ses coupables, s’est fait son propre avis bien avant le verdict. Tant pis pour les faits invérifiables, tant pis pour les confusions, tant pis aussi si les magistrats de Privas ne prennent pas même la peine de se rendre sur place. Il a tranché, le peuple, et il attend que les juges en fassent de même avec le cou des taverniers.
Coup de théâtre
Mais voilà : tout ça manque de preuves directes et on s’achemine vers un acquittement quand un témoin direct sort un peu de nulle part : Laurent Chaze, un mendiant connu dans la région, ivrogne notoire par ailleurs, et qui ne s’exprime qu’en patois devant une cour à qui il faut traduire son témoignage.
On a déjà vu témoin plus solide, mais qu’importe : l’homme raconte que le soir du meurtre du maquignon, il s’était fait virer à grands coups de pompes dans le train de l’auberge, faute d’avoir de quoi payer son verre. Pour échapper au froid d’octobre, il dit être resté dans les alentours avant de se glisser de nuit dans la grange. Par un trou dans le mur, Il a tout vu. Mais vu quoi ? Le meurtre du maquignon, dont le corps aurait ensuite été traîné hors de la salle.
Ravie, la foule tient son verdict. Et tout le monde oublie joyeusement qu’on a retrouvé le portefeuille du mort sur lui et qu’il n’y manquait pas un billet.
Qu’importe. Cette fois, c’est plié. Sans l’ombre d’une preuve concrète ou d’un aveu, Fétiche et les époux Martin sont condamnés à mort pour le meurtre du maquignon. Quant au neveu, il sauve sa tête faute de preuves. Le plus beau, c’est que la foule est folle de rage, scandalisée de cette justice trop clémente qui ne condamne les époux Martin que pour un seul crime.
Une guillotine dans la cour
Cela dit et comme on a le plus souvent qu’une seule tête à couper, un crime suffit. Le pourvoi est rejeté, la grâce refusée par le roi et l’exécution programmée pour le 2 octobre 1833, presque deux ans jour pour jour après la découverte du cadavre d’Antoine Enjolras. Avec un gag intéressant : les juges demandent à ce que la guillotine soit installée… dans la cour de l’auberge. Et c’est monsieur l’exécuteur en chef des arrêts criminels (le bourreau, quoi), Maître Pierre Roch, qui est dépêché de Paris en personne pour assurer l’exécution.
Encore faut-il ramener les condamnés jusqu’à leur auberge, à 20 lieues de Privas. 36 heures d’une route abominable. Pour éviter les tentatives de lynchage, le convoi doit être accompagné d’un escadron entier de gendarmes. L’ambiance est si délétère, l’opinion si chauffée à blanc que les prêtres qui accompagnent les condamnés demandent à être remplacés en route.
Le 2 octobre 1833 à midi, plusieurs milliers de personnes se pressent autour de l’échafaud dans la cour d’une auberge qui n’en a jamais tant vu. C’est ce que ce n’est pas tous les jours qu’on assiste à une triple exécution. Quand son tour vient, le pauvre Fétiche a un dernier cri qui sonne cette fois presque comme un aveu : « mauvais maîtres, que m’avez-vous fait faire ! » Et comme en France tout se termine par des chansons, le public ne trouve rien de mieux à faire que d’organiser un grand bal, exactement au même endroit où l’on venait de tuer trois êtres humains quelques heures plus tôt. Sans vraiment savoir s’ils étaient coupables.
L’auberge rouge existe toujours aujourd’hui, à Peyrebeille, et abrite même un petit musée dédié à l’affaire. Quant au village voisin, il est pour sa part réputé pour l’excellente qualité de ses produits charcutiers. Question de tradition.