J’ai découvert récemment « Autism Advantage », l’excellent site internet de Peter, père de famille diagnostiqué autiste sur le tard et qui tente de donner des éléments de réponse à cette question : en quoi le fonctionnement du cerveau des autistes peut-il être un avantage ?
Avant de résumer le contenu de son site, je laisse Peter se présenter…
"Je suis musicien. On me demande régulièrement de faire des présentations théoriques sur la musique. Un jour, peu de temps après avoir reçu mon diagnostic d'autisme, on m'a suggéré de faire une présentation plus personnelle de mon travail, en analysant l'influence qu'ont eu sur ma musique et ma carrière les musiciens avec lesquels j'ai travaillé (la liste est longue, de Stevie Wonder à Elton John en passant par David Bowie ou Duran Duran). J'ai alors compris que ce qui avait le plus influencé ma musique et mon parcours professionnel n'était ni un musicien, ni même une chanson, mais l'autisme. J'ai donc cherché à explorer comment l'autisme avait pu influencer ma carrière musicale et ce qu'il m'avait apporté au-delà du côté pratique (une façon particulière d'entendre et d'écouter, une compréhension plus profonde de la structure harmonique, etc.). J'ai commencé à comprendre que l'autisme, mon autisme, m'avait donné des qualités et des capacités uniques et tournait donc à mon avantage…
Si je dois avoir un avantage (en tant qu'autiste), c'est qu'il doit bien exister des circonstances pour lesquelles l'absence d'autisme est un désavantage. J'avais donc besoin de trouver des domaines où les personnes non autistes étaient sous-performantes par rapport aux personnes autistes. Cela m'a conduit aux travaux des psychologues Kahneman et Tversky. L'un des points de départ de leur travail a été de considérer les illusions d'optique, c'est-à-dire des situations où ce que nous voyons - ou pensons voir - est différent de la réalité. Si notre système visuel, même après des centaines de millions d'années de développement, peut faire des erreurs, alors il pourrait bien en être de même de notre système cognitif (ce qui s'est bien-sûr avéré). Kahneman et Tversky ont ainsi décrit une série d'heuristiques, des raccourcis mentaux, que nous utilisons lorsque nous prenons des décisions, et qui peuvent nous mener à prendre des décisions irrationnelles.
C'est ainsi qu'est née l'économie comportementale, un champ de recherche dont les idées ont surtout eu de la résonance dans le domaine de l'économie. L'économie comportementale a en effet remis en question la théorie économique classique qui stipule que, dans toute circonstance, nous cherchons à maximiser l'utilité (entre bénéfice ou perte, nous choisissons toujours l'option qui rapporte un bénéfice). Or, Kahneman et Tversky ont montré que dans certaines circonstances, nous choisissons la perte. En réalité, nous ne cherchons pas à maximiser le rendement (gain), mais nous cherchons constamment à minimiser les pertes.
Mais revenons à l'autisme. Kahneman et Tversky m'ont donc permis de trouver des domaines dans lesquels les non-autistes se trompaient. Me restait plus qu'à trouver comment ces heuristiques fonctionnaient chez les autistes pour déterminer si ceux-ci étaient moins irrationnels que les non-autistes, faisant de l'autisme un avantage. Et j'ai trouvé quelques études dont je parle dans mon site qui confirment que les autistes ont tendance à être moins sensibles à ces heuristiques et biais cognitifs".
Présentation du site « Autism Advantage »:
Le site étant rédigé en anglais, voici un résumé de son contenu en français :
Par rapport aux non autistes, les autistes sont moins influencés par les heuristiques et biais cognitifs
Deux exemples d'heuristiques et de biais associés :
1- L'ancrage
La plupart d’entre vous préfèrent les options par défaut, qu’elles vous soient favorables ou non, plutôt que d’avoir à choisir vous-mêmes. Vous ne serez donc pas étonnés que de nombreux sites internet pré-cochent par défaut la case « j’accepte de recevoir des e-mails concernant vos nouveaux produits ». De même, certains distributeurs automatiques de billets vous proposent de retirer, par défaut, un montant de 40 euros, avant même de vous faire choisir une somme plus faible (les DAB du Crédit du Nord ou LCL par exemple).
2- La représentativité
Cette heuristique vous amène à voir des relations de cause à effet là où il n’y a que des coïncidences. Exemple trivial : les passionnés de basket pensent souvent qu’il existe une loi des paniers en série réussis, c’est-à-dire qu’un joueur aurait plus de chances de réussir un tir s’il a marqué le précédent ou, encore mieux, s’il en a déjà marqué plusieurs (on dit de ces joueurs qu’ils sont « on fire ! »). En conséquence, les coachs suggèrent souvent à l’équipe de passer le ballon au joueur « on fire » pour maximiser les chances de gagner. En réalité, il s’avère qu’en terme de probabilité, cette loi des séries n’est qu’un mythe : le joueur qui a réussi ses derniers tirs n’a pas plus de chance que ses coéquipiers de réussir le suivant (il en aurait même un peu moins…).
C’est également l'heuristique de représentativité qui est à l’oeuvre dans l’apparition des comportements superstitieux (pour plus de détails, voir ici).
Exemple moins trivial : en médecine, les cas de cancer en série identifiés dans une zone géographique déterminée (ce que l’on nomme les clusters) amènent, souvent à tort, les médias et les autorités à investiguer sur une éventuelle épidémie et inquiéter les populations. Or la plupart du temps, ces clusters ne sont qu’une fluctuation aléatoire que l'heuristique de représentativité fait confondre avec un schéma causal.
- Le biais de normalité
Ce biais vous pousse à penser que les choses fonctionneront toujours comme elles ont fonctionné jusqu’à présent, même si des informations objectives vous contredisent.
- Le conformisme (biais cognitif de groupe)
Lorsque votre jugement entre en conflit avec celui du groupe, vous avez tendance à conformer votre jugement à la majorité. Encore plus surprenant, votre jugement conformé à tendance à « s’internaliser », c’est-à-dire que même en l’absence du groupe vous persistez dans votre jugement erroné (pour plus de détails sur le conformisme, cliquez ici). Bien que le conformisme ne fasse pas partie de l'économie comportementale en soi, les autistes y sont moins sensibles.
Au quotidien, même si certains biais cognitifs peuvent avoir des avantages (les effets du conformisme peuvent par exemple être utilisés pour améliorer les comportements des automobilistes), ils ont donc surtout des effets "néfastes". Mais revenons au sujet qui nous intéresse : le fonctionnement autistique. Ce que Peter explique dans son site (études à l’appui), c’est que les comportements des autistes seraient moins influencés par ces biais cognitifs. Il cite en exemple l’histoire vraie du Dr. Michael Burry (autiste « à l’abri » du biais de normalité) qui a été le premier à voir venir le crash financier de 2008 (Burry est interprété par Christian Bale dans le film The Big Short). En définitive, les autistes seraient doués pour éliminer les données inutiles, le « bruit » dans les informations. Leurs décisions seraient ainsi moins incohérentes que celles des non autistes. Cela concernerait toutes les décisions basées sur le contexte, impliquant des informations sociales ou de groupe, ou reposant sur des émotions qu’ils régulent mieux (les émotions influencent votre prise de décision plus souvent que vous ne le pensez…).
Note de Peter : "La plupart des gens voient le cerveau comme une machine à penser. Ainsi, chaque fois qu'il "pense" la mauvaise réponse (irrationnelle), il n'a pas réussi à faire son travail. Mais le cerveau n'est pas une machine à penser. C'est une machine à prendre des décisions, ce qui est fondamentalement différent. Notre cerveau a évolué pour la même raison que tous nos organes et fonctions ont évolué : pour assurer notre survie. Penser, c'est génial, utile, inestimable. Mais comme Kahneman l'a montré au début de sa carrière et comme il le dit souvent, "penser est difficile". Et en pensant, je fais référence au travail mental délibéré, le genre de chose qu'il faut faire si l'on nous demande de calculer mentalement 17 x 34 + 97. Cela nécessite des ressources : premièrement, il faut de l'énergie (augmentation de la fréquence cardiaque et de la tension artérielle, nos yeux se dilatent, les muscles se contractent), et deuxièmement, il faut du temps. Mais pour continuer à vivre, non seulement nous avons besoin de préserver à tout prix des ressources telles que l'énergie, et souvent nous n'avons pas le temps : cet animal dans la brousse est-il susceptible de m'attaquer ou non ? Ainsi, en réponse, notre cerveau a évolué pour être très efficace pour faire des choix (1) rapidement, et (2) avec la dépense minimale d'énergie. Il n'a PAS évolué pour nous donner la bonne réponse à chaque fois. Il a évolué pour nous donner des réponses assez proches la plupart du temps, aussi efficacement que possible. La façon dont notre cerveau fonctionne est donc un compromis entre la précision et l'efficacité et, à cet égard, il fonctionne extrêmement bien. Ainsi, quand on se trompe, ce n'est pas un échec en soi. Cela signifie simplement que notre cerveau fait son travail d'application de l'heuristique, mais qu'il le fait en dehors des situations où ces heuristiques sont fiables, ou simplement qu'il applique la mauvaise heuristique.
En résumé : notre système de perception visuelle fait des erreurs (illusions d'optique), mais cela ne veut pas dire qu'il est défectueux, ou que nous passons la journée à heurter des choses que nous ne pouvons pas voir. De même, notre système cognitif fait des erreurs (illusions cognitives), mais cela ne veut pas dire qu'il est défectueux et que nous sommes incapables de prendre des décisions rationnelles".
Qu’est-ce que l’autisme ?
Nick Walker propose une bonne description de l’autisme, dans 8 langues… Sauf en français. Je me permets donc une traduction, en espérant respecter au mieux l’intention de l’auteur :
L'autisme est une variante neurologique humaine d’origine génétique. Les caractéristiques complexes qui permettent de distinguer la neurologie autistique de la neurologie non-autistique ne sont pas encore bien comprises, mais les données actuelles indiquent que les cerveaux autistes de distinguent principalement par des niveaux particulièrement élevés de connectivité et de réactivité synaptiques. L'expérience subjective des personnes autistes est par conséquent plus intense et chaotique que celle des personnes non-autistes : au niveau sensori-moteur et cognitif, le cerveau autiste a tendance à enregistrer plus d'informations, et l'impact de chaque information tend à être à la fois plus intense et moins prévisible.
L'autisme est un phénomène développemental, c'est-à-dire qu'il débute in utero et influence le développement de la personne, à différents niveaux et tout au long de sa vie. L'autisme engendre une façon spécifiquement atypique de penser, bouger, interagir et traiter les informations cognitives et sensorielles. Une analogie qui a souvent été faite est que les personnes autistes ont un « système d’exploitation » neurologique différent de celui des personnes non autistes.
Actuellement, on estime qu’entre 1 et 2 % de la population mondiale serait autiste. Alors que le nombre de personnes diagnostiquées augmente continuellement depuis quelques décennies, il semblerait que cette augmentation soit plus le résultat d’un meilleur dépistage que d'une augmentation réelle de la prévalence.
Malgré des bases neurologiques communes, les personnes autistes sont très différentes les unes des autres. Certaines présentent des talents cognitifs exceptionnels. Cependant, dans le contexte d'une société conçue autour des besoins sensoriels, cognitifs, développementaux et sociaux des personnes non autistes, les personnes autistes sont presque toujours « handicapées » d’une façon plus ou moins importante. Par exemple, l’enfant autiste doit constamment gérer et intégrer une expérience sensorielle intense et confuse de son environnement. Par rapport à un enfant non autiste, il dispose donc de moins d’énergie et d’attention pour se concentrer sur les subtilités des interactions sociales. La difficulté à répondre aux attentes sociales des non autistes se traduit souvent par un rejet qui aggrave les difficultés sociales et entrave le développement dans ce domaine. Voilà pourquoi l'autisme est souvent vu, à tort, comme un ensemble de « déficits sociaux et de communication » qui ne sont en réalité que des effets secondaires de la nature intense et confuse de leur expérience cognitive et sensorielle atypique.
L'autisme est encore largement considéré comme un « trouble », mais cette idée a été contestée ces dernières années par les défenseurs du modèle de la neurodiversité, selon lequel l'autisme et d'autres variantes neurocognitives font simplement partie du spectre naturel de la biodiversité humaine, au même titre que l’origine ethnique ou l’orientation sexuelle (qui, à une époque, a également été considérée comme un trouble mental). En fin de compte, la description de l'autisme comme un trouble relève plus d’un jugement de valeur que d’un fait scientifique.
Note de Peter : "Je suis de moins en moins enclin à être d'accord avec tout ce qui se trouve dans cette description, et j'ai le sentiment que d'autres auteurs ont développé des explications à la fois plus précises et plus profondes. Les deux que je citerai maintenant sont Luke Beardon et Damian Milton. Une de mes principales critiques à l'égard de la description de Walker est l'utilisation du terme "chaotique". Je ne pense pas que cela représente l'état autistique en soi. Oui, quelqu'un sur le spectre peut se sentir plus ou moins chaotique, mais c'est une conséquence du fait que l'environnement ou la situation est plus ou moins chaotique, et non pas une neurologie inhérente à l'autisme. Mais, c'est une autre discussion !"
Glossaire
Le site contient aussi un glossaire qui rappelle par exemple que le terme de Autism Spectrum Condition (ASC) est progressivement en train de remplacer celui de Autism Spectrum Disorder (ASD) (ou TSA en français pour Trouble du Spectre de l’Autisme) dans la littérature scientifique. Cela veut dire que l’autisme est de moins en moins considéré comme un trouble, mais plus comme un fonctionnement neurocognitif différent.
L’autisme en France
Une réflexion critique et bien salée sur la situation de l’autisme dans notre pays. La France laisse peu de chance aux autistes face à la normalisation, peu de place à la reconnaissance de l’identité autistique (en cause : la culture, le langage, le modèle médical à travers lequel est perçu l’autisme, etc.). L’auteur rappelle aussi que l’insertion sociale des autistes dépend grandement de comment l’autisme et la différence en général sont considérés par la société…
Les chercheurs dans le domaine de l’autisme sont également soumis à un biais cognitif : l’effet de cadrage
La manière de présenter une situation peut modifier son interprétation : c’est l’effet de cadrage. Ainsi, la façon dont les chercheurs considèrent l’autisme (comme un déficit ou comme un variant neurologique humain) va impacter la manière dont ils vont traiter l’information et présenter les résultats de leurs études. Par exemple, certains auteurs montrent que « les personnes autistes ne parviennent pas à tenir compte du contexte émotionnel dans leur processus de prise de décision ». Vu sous un angle plus positif, une telle conclusion pourrait donner : « les personnes autistes parviennent à ne pas tenir compte du contexte émotionnel ». Sans parti pris, cette même conclusion donnerait : « les personnes autistes ne tiennent pas compte du contexte émotionnel ». Une étude montre que les autistes prennent leurs décisions indépendamment des effets du conformisme, c’est-à-dire sans être influencés par ce que pensent l’entourage social. Mais les auteurs concluent en écrivant que « les personnes ayant un trouble du spectre de l’autisme ont un déficit dans la prise en compte du jugement d’autrui pour prendre leurs décisions ». Alors même que les participants ont mieux performé, cette façon différente de traiter l’information est pourtant vue par les auteurs comme un déficit spécifique (certainement parce que ce résultat n’est pas quelque chose d’attendu en temps normal…). Dans le même genre, une autre étude présente comme un déficit le fait que les autistes soient moins capables de mentir que les non autistes…
Ce que Peter met ici en avant, c’est que les auteurs de ces différents travaux semblent incapables de reconnaître l'impact de leur propre biais sur leurs conclusions. Et ce ne sont là que quelques exemples. Il existe en effet de nombreuses autres recherches de ce type dont les conclusions pourraient se résumer ainsi : « les autistes ne sont pas doués pour faire les mêmes erreurs que les neurotypiques ».
En soi, la définition de l’autisme est donc biaisée dans la mesure où l’autisme est décrit comme une série de caractéristiques négatives.