C'est la proposition d'un groupe d'économistes, parue dans le courrier du Financial Times du 26 mars: plutôt que le "quantitative easing" de 1100 milliards d'euros qu'elle vient de lancer, la BCE ferait mieux de financer soit un grand programme de dépenses publiques d'infrastructures, soit de verser 175 euros par mois pendant 19 mois (admirez la précision) à chacun des quelques 330 millions de citoyens de la zone euro, pour que ceux-ci les dépensent à leur guise.
C'est possible de faire cela?
Techniquement, oui, même si c'est un peu plus compliqué que ne le suggère l'image habituelle de la politique monétaire, la "planche à billets". La banque centrale européenne n'a pas accès à votre numéro de compte et ne peut pas vous verser d'argent sur celui-ci.
Par contre, il serait en théorie possible de mener l'opération suivante : les gouvernements européens s'endettent à hauteur de 1100 milliards d'euros; la Banque Centrale Européenne intervient sur le marché pour racheter la totalité de cette dette; puis celle-ci est utilisée par les gouvernements pour verser à chaque citoyen de son pays un chèque mensuel de 175 euros selon ses modalités préférées (crédit d'impôt, prime...). Alternativement, les gouvernements peuvent utiliser cet argent emprunté pour construire des infrastructures; aéroports et éoliennes au milieu des champs, barrages, voies ferrées, ou autres réseaux à ultra-haut débit.
Les gouvernements européens paieraient des intérêts sur cette dette : mais comme la BCE leur appartient, cela revient à se payer des intérêts à soi-même. Ensuite, lorsque ces dettes arrivent à échéance, il suffit d'en émettre de nouvelles pour payer les anciennes, et que la BCE les rachète de nouveau. Ou encore plus simple, que ces dépenses soient financées par des dettes perpétuelles rachetées par la BCE et détenues éternellement par celle-ci.
Ca n'est pas inflationniste une chose pareille?
En temps normal, si. Financer des dépenses publiques par des titres instantanément rachetés par la banque centrale, c'est la recette pour la hausse de l'inflation, version Allemagne dans les années 20 ou Zimbabwe plus récemment. Mais nous ne sommes pas en temps normal : la zone euro a un fort chômage et de nombreuses capacités de production inutilisées. En temps normal, ce genre de politique monétaire crée de l'inflation parce que lorsque les gens (ou le gouvernement) dépensent cet argent distribué par la banque centrale, ils augmentent la demande de produits et cela fait augmenter les prix. L'espoir est ici que cet argent distribué incite les entreprises à produire plus et à embaucher du personnel pour cela. Au lieu de prix plus élevés, on aurait alors une production plus élevée et moins de chômage.
Alors pourquoi ne pas le faire?
Il n'y a en principe pas tant de différence entre le quantitative easing tel que mis en oeuvre par la BCE et cette politique. La politique actuelle de la BCE a pour objectif de soutenir l'activités de trois façons :
- en faisant baisser l'euro (un effet notable jusqu'à présent)
- En incitant les banques à prêter les liquidités qu'elles reçoivent (et cela marche plutôt mieux que prévu)
- En réduisant la contrainte budgétaire des gouvernements européens : Les gouvernements européens paient les intérêts des dettes rachetées par la BCE à celle-ci, donc à eux-mêmes en pratique.
Bref, le programme vise à accroître l'activité économique en facilitant le désendettement des gouvernements, en accroissant la compétitivité des entreprises exportatrices et en augmentant le crédit bancaire. Les bénéficiaires sont différents (exportateurs, entreprises et particuliers qui font appel au crédit bancaire) mais l'objectif macroéconomique est le même. Et ce n'est pas juste un bénéfice irréel réservé aux entreprises ou aux marchés financiers. Un ménage qui emprunte aujourd'hui 200 000 euros sur 20 ans, paie avec les taux d'aujourd'hui une mensualité d'environ 1000 euros; il aurait payé 1150 euros avec les taux d'il y a deux ans. On n'est pas loin des 175 euros par mois préconisés par le groupe d'économistes, et c'est pendant 20 ans, pas 19 mois.
Une politique budgétaire qui ne dit pas son nom
Il y a une différence majeure cependant, mais elle ne tient pas à la politique monétaire. Le quantitative easing actuel se fera à politique budgétaire inchangée des gouvernements européens. L'austérité budgétaire s'est nettement relâchée ces derniers temps; mais la politique budgétaire européenne est désormais "neutre" (elle ne stimule, ni ne pénalise, l'activité). On pourrait souhaiter qu'elle soit plus active, que les gouvernements européens se lancent dans un grand programme de soutien budgétaire à l'activité. Il y a même des façons de le faire susceptibles de satisfaire tous les bords politiques. Vous êtes plutôt libéral? Dans ce cas, le programme de C. Wyplosz (baisser les dépenses de 50 milliards et les impôts de 100 milliards) est fait pour vous. Vous êtes plutôt interventionniste? Dans ce cas, Guillaume Duval et son grand programme européen de transition écologique est pour vous.
Tout cela ne nécessite aucune politique monétaire : simplement la volonté politique de relancer l'activité en Europe par la politique budgétaire. Il n'y a qu'un seul petit problème : les gouvernements européens (à la notable exception du gouvernement grec actuel) n'en veulent pas. Il n'y a pas d'union budgétaire en Europe, et encore moins de gouvernement unifié européen pour mettre en oeuvre un plan de relance. On peut le regretter, ou s'en féliciter si l'on est hostile à la création d'une Europe fédérale.
Mais l'argument consistant à partir du principe que le problème est résolu pour y apporter des solutions ne mène pas très loin. Comme le remarquait Mervyn King, ancien président de la banque d'Angleterre, les personnes qui préconisent un "quantitative easing pour le peuple" sous forme de versement direct à la population sont en réalité favorables, simplement, à une politique budgétaire moins contrainte. Il serait sans doute préférable de le dire directement plutôt que de noyer le poisson.
Nécessaire opacité
Dans le chapitre 10 de la théorie générale, Keynes constatait que soutenir l'activité en période difficile n'avait pas attendu les économistes pour être appliqué. Mais que cette idée simple était souvent limitée par un étrange "bon sens populaire" qui trouve absurde de profiter de périodes de récession, fort chômage et faibles taux d'intérêt pour financer des dépenses publiques d'infrastructures, mais trouve tout à fait normal de creuser des trous très profonds pour aller y extraire quelques grammes d'or, qui n'ajoute rien à la richesse globale. Il préconisait alors, de manière humoristique, d'organiser un plan de relance monétaire de la façon suivante : le gouvernement enfouit dans des mines de charbon des bouteilles pleines de billets de banque, et laisse des entrepreneurs privés se lancer dans l'investissement minier pour les déterrer et faire fortune.
La situation européenne n'est guère différente. Si elle a besoin de recourir au grand bazooka de Mario Draghi, c'est parce que des façons plus banales de soutenir l'activité ne sont pas possibles. Et cela peut se comprendre : si les gouvernements européens versaient 175 euros par habitant pendant 19 mois, il ne manquerait pas de gens pour dire qu'un vingtième mois ne serait pas mal. La politique monétaire, avec ses modalités compliquées et incompréhensibles, a l'avantage de pouvoir être interrompue sans les complications de la délibération démocratique. L'opacité est une condition d'efficacité de ce genre de politique.