Il est difficile d'échapper au contraste entre le sentiment de triomphalisme qui prévaut au sommet de la zone euro, et les réalités sur le terrain: croissance nulle, austérité budgétaire sans fin, chômage de masse. D'un côté, un discours de victoire, claironné au rythme du retour des pays périphériques sur les marchés financiers et de la baisse des taux d'intérêt; de l'autre, la promesse d'un score historiquement élevé pour les partis extrémistes s'appuyant sur un euroscepticisme plus fort que jamais. Entre fédéralisme et euroscepticisme, les partis traditionnels ne savent plus trop ou ils en sont.
Les extrêmes ont un discours clair, à défaut d'être réaliste : il faut selon eux sortir de la zone euro, défaire la construction européenne telle qu'elle est. Ce propos dépasse d'ailleurs largement les extrêmes en France, le nombre de coming-out eurosceptiques y augmente sans cesse.
Une union politique de l'euro?
Des eurosceptiques en force; des partis traditionnels en plein désarroi; dans ce contexte, quelques-uns tentent de trouver une sortie qui maintienne la construction européenne et résolve ses contradictions actuelles. C'est le cas de deux appels pour constituer respectivement une union politique de l'euro, ou une communauté politique de l'euro. Les formes sont différentes, mais l'idée est à chaque fois la même : renforcer la construction institutionnelle en Europe, faire de la zone euro un ensemble politique spécifique, destiné à aller plus loin dans l'unification.
Un budget, une assemblée, des dépenses spécifiques, sont les points communs des deux appels. L'appel pour une union politique de l'euro préconise aussi une mutualisation d'une partie des dettes publiques nationales et un impôt commun sur les sociétés pour mettre fin au dumping fiscal entre les pays de l'Union.
Néanmoins, la lecture de ces appels laisse un sentiment étrange. Quel que soit le mérite que l'on accorde à toutes ces propositions, elles ont un point commun : rien de ce qu'elles ne proposent aurait, s'il avait été en place, évité la crise actuelle de la zone euro; rien de ce qui est proposé ne serait susceptible d'avoir le moindre effet sur les problèmes concrets, actuels, de la zone euro, qui la décrédiblisent: faible croissance et chômage. Il est assez paradoxal de répéter sans cesse qu'il est possible de réparer la locomotive en ne proposant que de climatiser les wagons. C'est peut-être une bonne idée, mais cela ne résout rien.
La seule logique que l'on puisse donner à ces appels est la suivante : la zone euro souffre d'un déficit démocratique, qui la rend illégitime au yeux des citoyens et la conduit à des politiques inefficaces. Il est nécessaire de la rendre plus démocratique afin de pouvoir mettre en oeuvre des politiques plus efficaces. On peut donc résumer leurs idées en deux postulats:
- Le problème de l'Europe vient de ce que ses institutions ne sont pas assez démocratiques, ce qui rend l'Europe illégitime et peu efficace;
- La crise de l'Europe est de nature technique, mécanique (réparer la locomotive); Une fois celle-ci rendue plus démocratique, il sera possible de mettre en oeuvre les politiques plus susceptibles de résoudre la crise que le cocktail d'austérité budgétaire et de voeux pieux actuel.
Le problème de cette approche, c'est que ces postulats vont à l'encontre de tout le processus politique qui a présidé à la construction européenne.
La réaction en chaîne de Monnet
Ce processus a été décrit par Enrico Spolaore dans un récent article du Journal of Economic Perspectives. Il y décrit le problème de la construction européenne sous l'angle de la théorie économique de la taille des Nations. Dans cette théorie, la taille des Nations résulte d'un compromis entre deux forces contraires : d'un côté les rendements croissants qui confèrent un avantage à la grande taille, de l'autre, les préférences hétérogènes des citoyens, qui font que plus la nation grandit, plus le risque de devoir subir des politiques qui nous déplaisent augmentent.
Le projet européen, selon la célèbre méthode Monnet, a consisté à contourner les préférences des citoyens, qui n'ont pas la moindre envie d'être gouvernés par un autre pays, en transférant progressivement des compétences des gouvernements nationaux vers l'Europe, et en espérant que cela entraînerait une réaction en chaîne, consistant à transférer de plus en plus de compétences des états vers l'Europe. Ce processus devait se faire par l'exemple : au fur et à mesure qu'ils constatent que transférer des compétences à l'Europe leur apporte des résultats positifs, les citoyens deviennent moins méfiants envers celle-ci, et de plus en plus disposés à transférer d'autres compétences. C'est l'approche fonctionnaliste.
Mais l'approche fonctionnaliste a un côté obscur : lorsqu'on transfère certaines compétences à l'Europe tout en en laissant d'autres aux gouvernements nationaux, cela provoque rapidement des contradictions et des crises, qui ne laissent aux populations aucun autre choix que d'accepter, sous peine d'effondrement économique, d'autres transferts de compétences vers l'Europe. Comme ces transferts se font dans la douleur et dans l'urgence, ils conduisent à d'autres contradictions, qui ne peuvent à leur tour être résolues qu'avec de nouveaux transferts de compétence. La réaction en chaîne de Monnet devient un processus dans lequel les gouvernements n'ont pas d'autre choix que d'être dépossédés de leurs prérogatives au profit de l'Europe, dans un climat de crise permanente.
Cette approche conduit donc à inverser les deux postulats précédents. En réalité :
- Ce n'est pas parce qu'elle est peu démocratique que l'Europe est impopulaire; en réalité, c'est parce qu'il est impopulaire que le processus de construction européenne ne peut pas être démocratique.
- Les crises ne sont pas des défauts du système qui peuvent être corrigés techniquement; Elles sont au contraire consubstantielles au processus de construction européenne, qui ne saurait avancer sans cela. Sans les crises, jamais les gouvernements ne se résoudront à transférer des compétences vers l'Europe et le processus s'enlisera.
La crise de l'Euro, une chance pour l'Europe
Dès lors qu'on a compris ces deux postulats, la crise européenne devient très claire. Les défauts de conception de la zone euro au départ sont une conséquence logique du mécanisme de construction européenne; ils ne sont pas un bug, mais une contradiction nécessaire au progrès du processus d'unification.
Et que de chemin parcouru depuis le début de la crise de la zone euro! certains pays périphériques voient leurs finances publiques sous tutelle intégrale de l'Europe. La BCE tient en respect les gouvernements européens, éliminant les dirigeants qui ne lui conviennent pas en les soumettant à la pression des marchés. Tous les gouvernements ont cédé un pouvoir considérable, transférant à la commission un droit de regard sur les budgets nationaux qui pourrait rendre jaloux le parlement français. Dans le cadre de l'Union Bancaire, les gouvernements ont mis fin à la relation établie avec leurs banques nationales, conférant à la BCE le soin de les réguler et à l'Europe le pouvoir de les sauver ou de les couler.
Les critiques de l'union bancaire, qui lui reprochent son caractère inachevé et incomplet, sont à côté de la plaque. Ce caractère est parfaitement compréhensible dès lors qu'on saisit que dans le processus de construction européenne, l'essentiel n'est pas de construire des choses qui fonctionnent, mais de transférer autant de pouvoir que possible en dehors des gouvernements nationaux. La prochaine crise qui résultera de ce mécanisme incomplet sera l'occasion de nouveaux transferts de compétences, parce qu'il n'y aura pas de choix.
Aucun de ces transferts n'aurait été possible sans la crise de la zone euro, elle-même née des contradictions inévitables lorsqu'on confère une monnaie unique à un ensemble de pays disparates. Les critiques peuvent déplorer autant qu'ils le veulent ce processus : le niveau de souffrance subi par les pays périphériques de la zone euro montrent que les populations nationales, vieillissantes, ne feront jamais le saut dans l'inconnu qu'impliquerait le démantèlement de la construction européenne et de l'euro. Ils préféreront le diable qu'ils connaissent à celui qu'ils ne connaissent pas.
La prochaine étape du processus sera peut-être de voir un gouvernement national extrêmiste arriver au pouvoir sur un programme anti-européen, pour se casser les dents et constater qu'il n'a d'autre choix que d'avaler sa chique et de faire ce qu'on lui dit, comme l'ont fait tant d'autres avant lui.
Comment se créent les nations
Vous pouvez trouver ce processus non démocratique, mais il faut constater que les créations de nations se sont toujours faites dans la douleur. La réaction en chaîne de Monnet est probablement préférable à la conquête violente ou aux constructions de frontières qui ont fait les drames du 20ième siècle. Il vaut certainement mieux subir cela que les sombres manoeuvres de Vladimir Poutine; Les ex-pays de l'Est ne s'y trompent pas, qui sont prêts à tout subir de l'Europe plutôt que de courir le risque de retourner dans le giron russe. Ceux qui veulent la construction d'une Europe différente, selon un autre mécanisme, devraient en tous les cas s'appuyer sur une approche réaliste du mécanisme actuel plutôt que de s'imaginer que tout pourrait s'arranger, pourvu qu'on mette en place la bonne rustine. L'Europe se construit dans la douleur et les crises, mais on ne construit pas de nation sans douleur.