Serons-nous tous Vénézuéliens?

L'hyperinflation

Ces temps-ci, je pense beaucoup au Venezuela, au Zimbabwe, à l'Allemagne des années 1920. A l'hyperinflation, ces situations dans lesquelles les prix se mettent à augmenter dans des proportions invraisemblables très rapidement. Le tout provoquant rapidement un effondrement total de l'économie et de la société. Chacun passe son temps à essayer d'éviter les conséquences de l'inflation, on fait la queue devant des magasins vides, on finit par utiliser des devises étrangères (pour les chanceux qui y ont accès) ou des cigarettes pour faire des achats.

On définit l'hyperinflation comme une situation dans laquelle les prix augmentent d'au moins 10% par mois mais la froideur de cette définition cache l'épouvantable situation dans laquelle se trouvent  les habitants d'un pays affligé par ce fléau. Dans les deux pays exemples des 20 dernières années, le Zimbabwe et le Venezuela, ce sont des millions de personnes qui ont dû partir se réfugier dans les pays voisins. On parle d'un système médical détruit, d'hôpitaux vides; tous les gens qui ne peuvent pas indexer rapidement leur revenu ou leur patrimoine sur les prix (retraités, fonctionnaires,...) se retrouvent ruinés et sur la paille.

La planche à billets?

Quand vous êtes étudiant en économie, il y a toujours un moment où l'on vous fait étudier l'hyperinflation au rayon des curiosités exotiques. L'explication donnée du phénomène est toujours la même : un gouvernement impécunieux, incapable de payer ses dépenses et trop faible (ou inepte) pour prélever des impôts est contraint de faire tourner "la planche à billets". C'est à dire de payer ses dépenses en imposant à la banque centrale de lui racheter ses dettes avec de l'argent nouvellement créé. Cette émission monétaire énorme crée une forte demande de biens et services, mais la production ne peut pas suivre, et les prix montent. La hausse des prix oblige le gouvernement du coup à émettre encore plus de dette monétisée pour continuer de payer ses dépenses, ce qui ne fait qu'aggraver la situation; le pays entre dans un cercle vicieux dans lequel la hausse des prix se nourrit elle-même, jusqu'au moment ou un évènement extérieur (le plus souvent, l'abandon de fait de la devise nationale au profit d'une devise étrangère, et l'amélioration des comptes publics) stabilise l'économie. Entretemps, ce qui valait 1 vaut désormais 100 milliards de milliards.

Cette fable est l'occasion d'illustrer l'un des piliers de l'analyse économique contemporaine : l'inflation comme phénomène monétaire, la banque centrale aux commandes. Elle dit les périls de gouvernements faibles et impécunieux qui se tournent vers la banque centrale pour financer leur faiblesse, et la nécessité de banquiers centraux indépendants capables de résister à ces demandes. Elle laisse à croire surtout que l'inflation n'est finalement qu'une histoire d'accélérateur et de frein, plus ou moins bien maitrisé, par une banque centrale capable d'agir.

Cette manière de présenter les choses pose plusieurs problèmes. Premièrement elle suppose l'existence d'un "moment de rupture" à partir duquel gouvernement et banque centrale lâchent prise et se laissent séduire par les sirènes du financement monétaire des dépenses publiques. Elle suppose aussi qu'il aurait été possible, si l'on avait pas cédé, d'éviter le démarrage et l'escalade de l'inflation. Mais n'est-ce pas du raisonnement a posteriori, celui de ces commentateurs d'après-match qui disent "si seulement Ginola n'avait pas fait son exocet on aurait été qualifiés pour la coupe du monde?".

On oublie que les décideurs agissent dans l'immédiat, répondent aux problèmes du moment, et que leur compétence ou leur malignité comptent bien moins que le faisceau de contraintes immédiates qu'ils rencontrent. Mettez vous à la place du gouvernement allemand en 1921 alors que les prix se mettent à augmenter, que les finances publiques sont à bout, qu'il faut payer à la fin du mois les gens qui tiennent la société à bout de bras. Allez vous mégoter devant la catastrophe? Et si vous êtes président de la banque centrale? Que vaut la perspective de cantonner peut-être l'inflation à 15% au lieu de 20 si l'alternative est une explosion sociale et des émeutes de la faim? Comme l'addiction, l'hyperinflation est un processus dans lequel on tombe sans savoir à quel moment exact on y est tombé, mais quand on y est on ne peut plus s'en sortir. Personne ne décide volontairement "puisque c'est comme ça je vais devenir alcoolique". Et s'il est légitime de questionner le populisme économique, il serait absurde de croire que cela n'arrive qu'aux autres, aux faibles, aux satrapes d'Afrique Australe ou aux populistes sud-américains. L'hyperinflation allemande s'est produite dans un pays démocratique, avec des gens compétents et raisonnables aux commandes.

Le problème de dynamo

Le fait est que personne ne regarde la situation actuelle sous cet angle. Les économistes sont habitués à penser les crises économiques en termes de "choc d'offre" et de "choc de demande". Dans le premier cas une perturbation extérieure (hausse du prix des matières premières par exemple) force à une réorganisation de l'économie, et la transition cause chômage et hausse des prix. Dans le second un effondrement brutal d'une composante de la demande cause une récession. Le remède dans le premier cas est un cocktail de politiques de libéralisation économique pour hâter la réorganisation optimale de l'économie, dans le second cas un mélange de soutien budgétaire et monétaire à la demande. "Quand faut-il arrêter de soutenir la demande et penser à l'offre" "si la politique monétaire ne suffit pas il faut faire de la politique budgétaire" ou encore mieux "il faut appliquer les trois flèches japonaises" est le B-A BA de ce questionnement. Je ne vais pas le contester : je l'ai pratiqué à haute dose et l'enseigne chaque année.

C'est comme le disait Keynes l'économie qui a un "problème de dynamo". La métaphore mécanique, d'une économie dont la structure ne change pas radicalement, et dans laquelle la question est de savoir si le problème vient de cylindres en mauvais état ou d'un conducteur qui n'ose pas appuyer assez fort sur l'accélérateur.

Dans cette perspective voici où nous en sommes. Les économies, à cause de l'épidémie, ont été plongées en coma artificiel. En attendant le redémarrage il faut soutenir les fonctions vitales ce qui aura un coût budgétaire significatif, et nécessite le soutien des banques centrales qui utilisent le système bancaire comme perfusion. Lorsque l'épisode sera terminé, on reviendra aux débats habituels: la dette publique est-elle soutenable? faut-il des politiques d'austérité ou au contraire soutenir la demande? Comment restaurer la situation des entreprises? faut-il des mesures exceptionnelles de soutien à l'offre? Combien de temps celles-ci peuvent-elles tenir? Faut-il hâter la fin du confinement, ou au contraire la retarder?

La possibilité de l'apocalypse

Mais il y a un autre scénario. Dans celui-ci il n'est pas possible, pendant longtemps, de cesser le confinement. Les entreprises se retrouvent en faillite les unes après les autres. Les agriculteurs ne parviennent pas à écouler leur production, des récoltes pourrissent sur pied faute de personnel. Ils doivent jeter une grande part de leur production alors même qu'il y a des pénuries dans les magasins. L'arrêt du commerce international empêche d'exporter les excédents locaux, et de compenser les pénuries locales en important. Dans les villes, les gens passent de plus en plus de temps à essayer de trouver un magasin approvisionné en produits alimentaires. Dans les campagnes ceux qui le peuvent vont s'approvisionner directement chez les producteurs. Un marché noir s'installe de vendeurs qui bravent le confinement pour aller alimenter les villes en produits alimentaires vendus à prix d'or. Dans les magasins, les prix s'élèvent. Le gouvernement s'insurge contre les "profiteurs", multiplie les contrôles et impose un gel des prix des produits de première nécessité. ce gel des prix ne fait qu'amplifier la désorganisation économique et les pénuries se multiplient.

Le nombre de chômeurs, de personnes sans revenu, augmente, et doit être compensé par des aides publiques de plus en plus fortes, pour compenser la hausse des prix des produits de première nécessité. Les déficits explosent et les banques centrales n'ont pas d'autre choix que d'acheter les dettes publiques, sous peine d'émeutes de la faim et de déchaînement violent. Voici le pays, sans savoir comment, devenu le Venezuela, avec une inflation galopante, des files d'attente massives devant des magasins vides. La société, l'économie, s'effondrent et le chaos social s'installe.

Quelle est la possibilité de ce scénario? Faible. Si vous me demandez ce qui va se passer je vous dirai, comme pratiquement tout le monde, que nous avons un problème de Dynamo. Mais sa probabilité de réalisation a augmenté dans des proportions inconfortables. Et même s'il n'a qu'une probabilité de réalisation de 1%, l'épidémie va toucher 200 pays, donc on en aura en moyenne 2.

On peut s'imaginer que ce seront les autres. Ne sommes-nous pas solides? Mais cette croyance dans notre invincibilité est un problème. Nous n'avons, pour l'essentiel d'entre nous, jamais vécu de véritable cataclysme économique. La pire crise que nous avons connu est celle de 2008, causée par des forces abstraites, des mouvements sur les marchés financiers. La structure fondamentale de l'économie restait inchangée. Et si certains ont connu des difficultés majeures, pour l'essentiel des gens peu de choses ont changé. Ils ont touché leur salaire, fait leur travail, leurs courses, sont partis en vacances, comme si de rien n'était.

Mais cette fois c'est différent, et il y a des symptômes effrayants. Le nord de l'Italie représente 50% de l'économie du pays, et dépend du tourisme et de son intégration dans le commerce international. Il est peu probable qu'il puisse "redémarrer" rapidement et facilement. Le coût sera considérable. Les mesures des gouvernements occidentaux, des banques centrales, sont encore abstraites, mais leur ampleur défie l'entendement et des normes déjà fortement élargies lors de la crise de 2008. Nous connaissons déjà des files d'attente interminables devant les magasins, dont certains rayons sont vides.

Aux USA et en Europe les agriculteurs doivent réduire leur production ou détruire des produits faute de débouchés. Dans le même temps des files d'attente interminables se font devant les banques alimentaires. L'infrastructure logistique qui permettrait de déplacer les excédents vers les pénuries ne peut pas être construite, parce que la pandémie et le confinement l'empêchent. Tout l'argent, toutes les aides du monde n'y peuvent rien.

On me dira que les prix ne semblent pas augmenter. Mais dans quelle mesure est-ce une illusion de nos instruments de mesure, conçus pour des économies dont la structure change peu au cours du temps? L'indice des prix n'augmente pas parce que le prix des billets d'avion que personne ne peut prendre s'est effondré, parce que le prix de l'essence que nous ne pouvons pas utiliser a chuté. Dans les magasins les prix n'augmentent pas mais les produits premier prix disparaissent en premier, obligeant les consommateurs à se rabattre sur des produits plus chers. Si les prix affichés ne changent pas, les pénuries font que le ticket de caisse, lui, augmente.

Et si les prix montent que croyez-vous que sera la réaction des gouvernements, sinon mettre en place des gels de prix, la prise de contrôle de pans entiers de l'activité? On a vu ce qui s'est passé avec le gel hydro-alcoolique, et le ministre français de l'économie a fait part de la vigilance de ses services sur les prix. En cas de hausse massive du coût des produits alimentaires et de première nécessité, qui peut croire qu'on échappera au contrôle massif des prix? Allez vous moquer du Zimbabwe ou du Vénézuela après ça.

Délivrez nous du mal

Encore une fois: ce scénario apocalyptique n'est pas du tout certain, ni même hautement probable. Mais il faut être clair: plus le confinement dure, plus sa probabilité augmente. Et pour y échapper, il faudra avoir la possibilité de revenir à une économie qui fonctionne "normalement" le plus vite possible.

Il ne s'agit pas de choisir "l'argent contre les vies" comme on le lit ici ou là. Parce qu'il n'y a pas "une économie" qu'on peut redémarrer à volonté simplement en décidant que le confinement est terminé et en intimant à tout le monde de reprendre une activité normale. Tant que le risque de contagion sera là les gens s'auto-confineront. On peut rouvrir les salles de cinéma et les salles de concert, et autoriser les restaurants à fonctionner, mais qui s'y rendra si l'on risque d'attraper une maladie mortelle? La seule solution est d'établir une situation dans laquelle les gens ont une confiance raisonnable dans la possibilité d'avoir une vie à peu près normale sans risquer d'être contaminés. Il faut beaucoup réduire le risque et la perception du risque.

La solution évidente serait un vaccin et une campagne massive de vaccination. Mais si tant est que l'on puisse trouver un vaccin ou un traitement dont le niveau de risque est perçu par la population comme acceptable (une gageure, dans un pays comme la France aussi sceptique envers les vaccins...) cela ne pourra se faire, au mieux, que dans 18 mois. Trop tard.

Il y a des alternatives en attendant: elles sont effrayantes. Elles impliquent des tests menés à grande échelle, la mise en quarantaine stricte des personnes positives, des applications mobiles obligatoires pour tracer les personnes ayant été en contact avec les personnes détectées comme contagieuses, des mesures de température à l'entrée des lieux publics, une infrastructure de suivi des personnes. On peut se demander si cela est techniquement réalisable ailleurs que dans des pays à très fort contrôle social comme Singapour, et noter que les conséquences en termes de libertés individuelles, de vie privée, sont considérables. Quand la surveillance généralisée aura été rendue acceptable, c'est un dentifrice qu'il sera difficile de remettre dans le tube. Décider de priver de liberté une personne pour raisons simplement médicales est aussi un précédent dangereux.

Mais pour terrifiantes que soient ces idées, il va falloir se résigner à ne pas avoir beaucoup d'autres choix. Nous ne sommes pas en guerre: nous sommes au bord de l'abîme. Et nous avançons les yeux bandés, persuadés qu'au fond, tout cela ne sera qu'un cauchemar plus ou moins long dont nous sortirons indemnes. Nous devrions plutôt penser comme Shakespeare:

Ce que les mouches sont pour les enfants espiègles, nous le sommes pour les Dieux : ils nous tuent pour leur plaisir.

Publié par alexandre / Catégories : Actu, France