Jusqu'où ira l'expérience japonaise?

"Japan is back"

Les économistes se plaignent souvent de la difficulté qu'ils rencontrent à tester leurs théories, faute de pouvoir faire des expérimentations comme cela se pratique dans d'autres sciences. Tester des théories économiques sur des populations entières, outre les questions éthiques que cela poserait, n'est pas très commode. Heureusement, de temps en temps, les électeurs votent pour un gouvernement prêt à se livrer à de telles expériences; c'est ce qui est en train de se passer au Japon, ou le premier ministre récemment élu Shinzo Abe, se lance dans un projet radical pour relancer l'économie japonaise.

Cette évolution politique lancée au cri de "Japan is back" - Abe est un nationaliste, connu auparavant pour ses tentations révisionnistes et militaristes, plus que pour son aventurisme économique - a été rendue possible par le choc causé dans le pays par la montée de la Chine qui a dépassé le PIB japonais en 2010, et le traumatisme causé par le tsunami en 2011. L'histoire du Japon est remplie de ces chocs qui galvanisent la population et conduisent à des changements spectaculaires.

Le plan de Shinzo Abe (et le tout nouveau banquier central Haruhiko Kuroda) semble facile à placer dans les débats qui animent la politique économique en Europe et aux Etats-Unis : au contraire de ce que préconisent les partisans de l'austérité, les "trois flèches" de relance de l'économie japonaise sont un grand plan de relance budgétaire, une politique monétaire très expansionniste, et des réformes structurelles de l'économie pour la rendre plus compétitive. Rien de très original donc, et les sceptiques peuvent faire remarquer que tout cela a déjà été testé sans succès. L'énorme dette publique japonaise (230% du PIB) témoigne du soutien permanent du budget public depuis le début des années 90; Depuis cette même période, la banque centrale maintient des taux d'intérêt très bas, souvent à zéro; et les réformes structurelles tentées par un précédent premier ministre, Koizumi, n'ont pas donné grand chose. Le cocktail dévaluation du yen et dépenses publiques clientélistes est la marque de fabrique du parti libéral-démocrate du Japon depuis des décennies.

Pourtant, les effets semblent jusqu'à présent spectaculaires. Les exportations grimpent sous l'effet de la baisse du yen, les profits des grandes entreprises japonaises sont au plus haut, l'indice nikkei a gagné 40% depuis le début de l'année. L'Abenomics, jusqu'à présent, fonctionne.

Sortir de la trappe

Alors, que se passe-t-il? Pour le comprendre, il faut se replonger dans les débats économiques de la fin des années 90, et en particulier les articles de l'époque de l'économiste qui est en pratique le père spirituel de ce plan, l'américain Paul Krugman. voici une version technique, et une version simplifiée de l'argument. L'idée en est la suivante : la "décennie perdue" japonaise est le résultat de la démographie et de l'idéologie.

Le Japon est un pays vieillissant, dont la population active diminue et va continuer de diminuer au cours des prochaines décennies. Dès lors, le pays doit avoir un taux d'épargne très élevé pour constituer des réserves. Mais les possibilités d'investissement au Japon ne sont pas suffisantes pour absorber toute cette épargne, même à un taux d'intérêt de zéro. Seuls des taux d'intérêt négatifs équilibreraient épargne et investissement; mais de tels taux ne sont pas possibles (si les taux d'intérêt sont négatifs, il est préférable de garder de l'argent liquide plutôt que de le prêter). Le pays se trouve alors dans une "trappe à liquidité" rendant inopérants les mécanismes habituels de relance de l'économie, en particulier les baisses de taux d'intérêt de la banque centrale (puisque les taux sont à zéro). La déflation s'installe, amplifiant le problème : à quoi bon prendre le risque d'investir votre argent si sans rien faire, la déflation accroît régulièrement votre pouvoir d'achat?

Il y a une solution : l'inflation. Si la banque centrale parvient à causer une inflation accrue, cela revient à créer des taux d'intérêt réels négatifs. Mais cela suppose que la banque centrale, qui ne peut plus agir sur les taux, s'engage à agir de manière irresponsable, à émettre de très grandes quantités de monnaie en rachetant des masses de titres, et à laisser l'inflation monter jusqu'à ce que les déposants comprennent qu'ils risque de voir la valeur de leurs actifs diminuer, et qu'ils se décident à dépenser. Or les banquiers centraux sont choisis pour être des gens sérieux et responsables, dont la première mission est la lutte contre l'inflation. L'idéologie qui préside à la désignation des banquiers centraux les empêche donc d'agir de la manière résolue nécessaire dans ces circonstances.

Et c'est là que réside la vraie spécificité de l'expérience Abe-Kuroda : contrairement aux banquiers centraux japonais précédents, qui ont cessé de soutenir l'activité dès que l'inflation pointait, cette fois-ci, la Banque du Japon a précisé qu'elle ferait tout le nécessaire pour pousser l'inflation à 2% par an.

Des obstacles sur la route

On ne sait pas encore si cela va fonctionner. Pour l'instant, le seul effet tangible a été la baisse du yen; celle-ci soutient les exportateurs japonais temporairement, mais la vraie question est celle de la capacité de la banque du Japon à générer de l'inflation, et à en gérer les effets. Il faut bien comprendre ce que signifie "prendre l'engagement d'être irresponsable" : la Banque du Japon doit se rapprocher très près du point où l'inflation qu'elle cause devient hors de contrôle. Sans cela, impossible de modifier les comportements des déposants. C'est une stratégie du bord du gouffre, et il est toujours possible que cela rate. Dans ce cas, l'expérience japonaise se transformerait en une énorme inflation, causant un rapide renvoi du gouvernement par les épargnants excédés, et une fuite massive de capitaux rendant la dette publique intenable, et obligeant à des contrôles des flux de capitaux massifs. Personne ne sait s'il y a un juste milieu entre la déflation et l'inflation sans contrôle dans le cas japonais.

Par ailleurs, comme l'indique Krugman lui-même, le problème central du Japon est démographique. Ce n'est pas une crise économique temporaire qui cause un excès d'épargne sur l'investissement, mais la chute de la population active. D'ailleurs, Lorsqu'on prend en compte l'effet de la démographie, on constate que l'économie japonaise s'en sort plutôt bien depuis le début des années 2000. La production par actif augmente à un rythme élevé, c'est simplement la part des actifs dans la population qui diminue.

La sortie de trappe est donc conditionnée à la capacité du gouvernement à mener des réformes structurelles de l'économie qui évitent d'y retomber. Cela implique en particulier de favoriser le travail des femmes, extrêmement découragé pour l'instant. Et de rompre avec la collusion entre le parti au pouvoir et des secteurs peu productifs (agriculture, distribution) qui bénéficient de réglementations anticoncurrentielles et freinent la croissance de la productivité. Sans cela, le Japon retombera dans sa trappe démographique; PIB qui stagne et finit par diminuer, déflation, et explosion du ratio de dette publique.

Il y a quelques signes encourageants : la participation du Japon aux négociations pour un accord de libre-échange trans-Pacifique a été une énorme surprise. cela implique en effet de mettre fin aux protections douanières de l'agriculture japonaise. Or, les agriculteurs constituent depuis longtemps une base électorale solide pour le parti au pouvoir. De la même façon, les propos d'Abe sur la nécessité de mieux traiter les femmes vont à l'encontre de la tradition sexiste de ce parti qui a administré le Japon pratiquement sans discontinuer depuis la fin de la guerre. Le Japon est un pays capable de grandes surprises.

Enjeux énormes

Les enjeux de l'expérience japonaise sont considérables. Le Japon a été un précurseur de la crise qui touche l'Europe et les USA, et est aussi un précurseur de tendances lourdes qui nous attendent tous : vieillissement de la population, ralentissement de la croissance de la productivité, dette publique qui explose, déflation. A long terme, nous serons tous japonais : nous ne pouvons que souhaiter qu'ils trouvent une solution.

A plus court terme, un succès japonais donnerait raison à tous les critiques des politiques d'austérité en Europe et aux USA : cela apporterait la preuve que les politiques monétaires ne sont pas inopérantes, mais paralysées par l'idéologie; que les réformes structurelles ne sont pas possibles sans un contexte macroéconomique favorable. Les partisans de l'austérité, eux, ne pourraient plus que s'incliner devant l'expérience japonaise.

Si par contre les effets de la politique japonaise se limitent à un énième soutien temporaire à l'économie par la dévaluation, laissant le pays à son point de départ, avec simplement encore un peu plus de dette publique, cela serait de très mauvais augure. Le Japon n'est pas encore de retour, mais nous avons tout intérêt à ce que l'expérience fonctionne.