Peut-on s'inspirer du succès Japonais?

Abenomics

Il y a 5 ans, le Japon se lançait dans une expérience économique originale: les "abenomics", nommées comme le nouveau premier ministre de l'époque, Shinzo Abe. Celui-ci avait été élu sur la promesse de mettre fin au marasme économique du pays, qui durait depuis la crise financière que celui-ci avait connu au début des années 90. depuis lors, "Japon" était devenu synonyme de croissance zéro, de déflation permanente et d'endettement public de plus en plus grand.

A l'époque, j'écrivais que l'expérience japonaise était très importante pour tous les pays développés. Le Japon était le précurseur de beaucoup de choses qui nous attendaient. Il avait connu avant nous une crise bancaire et une crise immobilière, et la déflation. Il était le premier pays à traverser le vieillissement de la population, la "stagnation séculaire", la productivité ralentie, tendances qui attendent tous les pays développés.

La politique de Shinzo Abe face à ces problèmes pouvait se résumer simplement : tout essayer pour soutenir l'économie.

Certains économistes considèrent que la politique monétaire est le meilleur moyen de soutenir l'activité d'une économie déprimée. Elle passe par des taux d'intérêt très faibles, des interventions de la banque centrale pour faire baisser non seulement les taux d'intérêt à court terme mais aussi à long terme, en achetant des dettes publiques et privées et en les conservant à son bilan.

Pour d'autres économistes, la politique monétaire devient inopérante à un certain niveau : la banque centrale ne peut pas beaucoup baisser les taux d'intérêt en dessous de zéro, et cela peut avoir des conséquences négatives. Il vaut mieux soutenir l'économie par une politique budgétaire, c'est à dire, de forts déficits publics pour redresser la demande globale.

Enfin, certains considèrent que les politiques macroéconomiques (monétaires, budgétaires) ne sont au mieux que des expédients, l'essentiel pour faire croître une économie est de mener des réformes structurelles pour rendre l'économie plus efficace, augmenter le taux d'emploi, accroître l'efficacité des entreprises et la concurrence, etc.

Les économistes passent beaucoup de temps à discuter des mérites respectifs de ces différentes approches. Les "abenomics" consistaient à ne pas trancher : plutôt que se demander ce qui marche le mieux, essayer tout en même temps : politique monétaire, budgétaire, et réformes structurelles étaient les "trois flèches" de Shinzo Abe.

Pari réussi

Ce n'était pas un pari gagné d'avance. Il suffit de relire les articles de l'époque pour voir que les abenomics étaient vues comme un "pari périlleux" appuyé sur un diagnostic erroné et qui pouvait conduire à un "scénario catastrophe" d'explosion de la dette publique et de marasme économique maintenu, conduisant à une crise de l'endettement public.

Résultat: Au cours des 5 dernières années, la conjoncture japonaise a été la meilleure depuis des décennies. Le taux de chômage est à 2,4%, avec un taux d'activité record. La proportion de femmes en âge de travailler qui le font est supérieure à celle des Etats-Unis. Les entreprises sont bénéficiaires, les salaires se portent plutôt bien; le déficit public japonais s'est même réduit et il n'y a pas eu de crise de la dette publique japonaise. Parier que le Japon va subir une crise d'endettement est connu dans le monde des marchés financiers comme le "widowmaker trade" : tous ceux qui l'ont tenté s'y sont cassé les dents.

Bref, le Japon va très bien. Et Shinzo Abe a été réélu sans difficultés premier ministre l'année dernière, malgré des scandales qui ont mis sa popularité personnelle au plus bas. De bons résultats économiques (et une opposition très faible) sont toujours la recette du succès électoral.

Mythe et réalité

Pourrait-on s'en inspirer en France et en Europe? Il faut avant de répondre à cette question noter qu'il y a un écart entre la réalité des abenomics et ce qui était prévu.

Effectivement la politique monétaire du pays, menée par Haruhiko Kuroda, a été très expansionniste, le bilan de la banque du Japon a considérablement augmenté sous l'effets d'achats massifs d'actifs de court et long terme visant à abaisser les taux d'intérêt. La déflation a cessé même si l'inflation n'atteint pas encore les 2% annuels visés par la banque centrale.

Le bilan est plus mitigé en matière de réformes structurelles, même s'il est impressionnant comparé aux politiques menées dans les autres pays développés. Le gouvernement du Japon a fait bien plus pour améliorer le sort des citoyens et l'efficacité des entreprises que les autres. Le secteur agricole a été réformé, tout comme la gouvernance des entreprises. Les faibles taux d'intérêt ont permis aux entreprises de se restructurer. En matière démographique le pays a fait énormément pour augmenter la participation des femmes sur le marché du travail (et à réduire la misogynie qui y régnait). Le pays a également adopté une politique migratoire plus ouverte pour combler les conséquences de son vieillissement. Il reste, dans chacun de ces domaines, énormément à faire mais le chemin parcouru est remarquable.

Reste la politique budgétaire. Dans ce domaine le gouvernement japonais a été loin de ses annonces de soutien massif à l'activité. En pratique, il a mené en 2014 une réforme fiscale augmentant les taxes sur la consommation et réduisant les impôts sur les bénéfices des entreprises dont le résultat a été une amélioration des recettes fiscales au détriment de la demande des consommateurs. Au bout du compte la politique budgétaire a varié entre austérité avec cette réforme fiscale et neutralité le reste du temps.

Les abenomics ne sont donc pas exactement ce qui était affiché. C'est une politique plus orthodoxe qu'on ne le dit : un peu d'austérité budgétaire compensée par une politique monétaire expansionniste (qui a bénéficié aux exportations en faisant baisser le yen) joint à un peu de réformes structurelles. Si vous lisiez un manuel d'économie complètement orthodoxe, c'est exactement ce que vous y trouveriez comme préconisation.

Essai concluant

Il n'empêche : le Japon était un test. Et le test est concluant. Il est possible, avec une politique monétaire appropriée, d'absorber le choc de la situation actuelle dans les pays riches - démographie vieillissante, gains de productivité lents, autrement que par l'austérité et l'acceptation passive de la dégradation, ou en sombrant dans le populisme économique. Le Japon montre une voie : la politique monétaire peut fonctionner sans générer d'inflation galopante, une dette publique élevée n'est pas forcément synonyme d'austérité et de catastrophe, le taux de chômage peut baisser.

La raison pour laquelle on ne prend pas la mesure de cette leçon est qu'elle ne rentre que difficilement dans les schémas idéologiques habituels. Abe est un nationaliste conservateur; Ses réformes vont du libéral - déréglementation du secteur agricole, baisses des impôts aux entreprises et hausse des taxes sur les ménages - au progressiste - amélioration du statut des femmes. La politique monétaire expansionniste ne plaît guère aux libéraux, la politique budgétaire a plutôt flirté avec l'austérité. Il y a quelques raisons de penser que cette politique a bénéficié au Japon au détriment des autres pays, par le biais d'un yen faible bénéficiant aux exportations japonaises au détriment de la demande dans le reste du monde. Le gouvernement japonais a eu un objectif : soutenir l'activité économique, et a été assez éclectique, pragmatique, voire opportuniste.

En quoi cela pourrait-il nous inspirer? D'abord en rappelant qu'il y a une voie, que la stagnation n'est pas une fatalité. Il est assez déprimant de voir les commentateurs appeler à l'austérité et à la fin de la politique expansionniste de la BCE en Europe alors que la situation économique s'améliore à peine. Le Japon nous crie qu'il n'y a rien à craindre, que la politique monétaire peut continuer d'être efficace. Le Japon rappelle aussi que si l'on veut faire des réformes, il vaut infiniment mieux le faire dans un contexte macroéconomique favorable qu'au milieu de politiques d'austérité. Il rappelle aussi que donner la priorité à la croissance sur tout le reste fonctionne.

Il y a 15 ans, on craignait de devenir tous japonais; aujourd'hui, on peut regretter de ne pas l'être.