Hier, le ministre du Travail a annoncé que le chômage en France allait encore augmenter pendant plusieurs mois. C'est compréhensible: la croissance économique est très faible, et il n'y a aucune raison à court terme de la voir repartir. A cette conjoncture médiocre en France et en Europe va s'ajouter l'an prochain l'impact de l'austérité annoncée par le budget de l'Etat en 2013.
Cependant, le ministre ne semble pas douter de la perspective, à moyen terme, d'un rebond. C'est un acte de foi des gouvernements depuis des décennies: la croissance économique va revenir. Alors qu'elle ne cesse de ralentir depuis le milieu des années 70.
Et si ce n'était pas le cas? Au mois d’août, un article de l'économiste Robert Gordon a eu l'effet d'une petite bombe. Intitulé "la croissance américaine est-elle terminée? l'innovation déclinante rencontre les six vents contraires", il s'interroge sur les facteurs qui pourraient conduire l'épisode de croissance économique forte commencé avec la révolution industrielle, à s'arrêter au cours du siècle à venir.
Pour quelle raison ? Si à court terme la conjoncture économique est déterminée par diverses fluctuations d'offre et de demande, les économistes ont montré depuis longtemps que la croissance à long terme est déterminée par le rythme du progrès technologique. Le poids de la planète terre ne change pas, la quantité d'énergie qu'elle reçoit du soleil non plus : ce qui fait la croissance économique est la découverte de techniques qui permettent d'utiliser les choses existantes de manière plus utile ou plus efficiente.
De la ressource naturelle à la source de croissance économique
Le sable n'est pas une ressource naturelle, il devient source de croissance économique dès lors qu'on découvre comment le transformer en verre, ou en micro-processeurs. Même le pétrole n'est devenu source de croissance économique que lorsqu'on a trouvé le moyen d'en faire une source d'énergie et un élément de base de l'industrie chimique; auparavant, ce n'était rien qu'un polluant des nappes phréatiques.
Depuis le 18e siècle, il y a eu deux vagues principales de progrès technologique. Une première autour de la machine à vapeur entre 1750 et 1830, une seconde autour de l'électricité et du moteur à combustion, chimie, santé, etc, à partir de 1870. Et depuis les années 60, l'informatique et les technologies de l'information. Jusque-là, rien de très original.
Ce qui l'est un peu plus est le constat de ce que la vague actuelle d'innovations ne semble pas, jusqu'à présent, générer la même croissance ni le même genre de satisfaction que les vagues précédentes. L'auteur présente l'exemple suivant.
Le progrès "informatique" remis en cause
Quelle serait la perte la plus lourde ? Revenir à l'état technologique de 2002, avec un ordinateur sous Windows 98, Amazon, l'internet de l'époque, mais pas de smartphone, de tablettes et d'applications, etc. Ou perdre l'une des innovations de la vague précédente, comme la plomberie dans la maison (lavabos et toilettes à l'intérieur) ? Sans nul doute, la majorité des gens accepteraient la première perte bien plus que la seconde.
Il semble donc que les innovations d'aujourd'hui aient moins de valeur que les précédentes. Peut-être que nous touchons des limites à tout ce qu'il est possible d'inventer. La seule croissance possible dans ces conditions est le rattrapage technologique, comme le connaissent les pays émergents comme la Chine. Mais tous les pays seraient condamnés à stagner économiquement une fois atteint le niveau de richesse des pays les plus avancés. C'est ce qu'indique le graphique illustrant ce post.
C'est un vieux débat : à toutes les époques depuis les débuts de la révolution industrielle, on a connu ce genre de discussion, avec l'idée que tout avait été inventé ; cette prévision a jusqu'à présent été toujours infirmée. L'essentiel de l'article de Gordon consiste à discuter de cette question.
Six vents contraires
Mais il se termine par l'interrogation suivante. Admettons que la vague technologique actuelle soit sous-estimée, et qu'elle apporte au final la même croissance moyenne que la précédente, soit environ 2% de croissance annuelle du PIB par habitant (ce qui est le rythme moyen au cours du 20e siècle). Il reste un problème majeur : les économies des pays riches font face aujourd'hui à 6 "vents contraires", des facteurs qui ont contribué à la croissance économique dans le passé mais qui vont jouer en sens inverse dans les années à venir. Ces facteurs sont les suivants :
• La fin du dividende démographique. Celui-ci a été un gain qui ne pouvait avoir lieu qu'une fois, et qui s'est produit au 20e siècle : l'entrée des femmes sur le marché du travail. Il n'y a plus une catégorie de personnes susceptible d'accroître la croissance économique en entrant en activité. Au contraire : l'augmentation de l'espérance de vie accroît la proportion de retraités dans la population, et fait diminuer le nombre d'heures de travail par habitant. Cela doit réduire le potentiel de croissance.
• La fin du dividende éducatif. Faire passer de quelques pourcentages à 60-70% d'une classe d'âge la partie de la population effectuant des études supérieures accroît les compétences et la productivité de la main d'œuvre. Mais non seulement ce saut ne pourra plus être reproduit, mais il devient de plus en plus coûteux d'éduquer les populations. Le coût des études augmente et accroître encore le niveau d'éducation de la population existante est difficile. Pour la France, une fois qu'on a fait passer 80% d'une classe d'âge au bac, que fait-on ensuite ?
• Les inégalités de revenus. La croissance globale est biaisée par le fait que l'essentiel des gains des dernières années est allé aux % les plus riches. Entre 1993 et 2008, le taux de croissance du revenu aux USA a été de 1.3% par an en tout, mais seulement de 0.75% par an pour les 99% les moins riches. Si l'on s'intéresse au niveau de vie de l'essentiel de la population, il progresse déjà nettement moins vite que la mesure moyenne. Si cette tendance continue, les revenus stagnent.
• La mondialisation, susceptible de produire une convergence des revenus. Les revenus augmentent dans les pays émergents, ce qui est très bien; mais pour les salariés soumis à la concurrence internationale dans les pays riches, cela exerce une pression à la baisse sur les salaires. C'est un phénomène de convergence, bien connu depuis longtemps.
• L'environnement et les questions d'énergie. L'absence de préoccupation environnementale dans le passé a accru la croissance mesurée, mais impose un coût aujourd'hui. Préserver l'environnement implique d'élever le coût des produits pétroliers et des énergies polluantes pour les amener au niveau des énergies renouvelables. Cela impose un coût aujourd'hui sur la croissance, qui n'est plus dopée artificiellement par des prélèvements excessifs sur l'environnement naturel.
• Les dettes publiques et privées. Lorsque gouvernements et particuliers s'endettent, ils dépensent plus qu'ils ne gagnent et soutiennent donc la croissance à court terme par la demande; à l'inverse, lorsqu'ils remboursent leurs dettes, cela exerce un effet de frein sur la croissance, comme on l'observe d'ailleurs dès aujourd'hui en Europe.
On peut discuter de l'impact et de la réalité de chacun de ces "vents contraires". Considérer que certains sont plus sérieux que d'autres. Mais mis bout à bout, si on déduit leur impact de la tendance de croissance des deux dernières décennies (soit 1.8% par an de croissance par habitant), on se retrouve avec une perspective très peu réjouissante : au lieu de croître à 1.8% par an, comme ils l'ont fait sur les 20 dernières années, les revenus stagneraient, augmentant de 0.2% par an, soit une variation imperceptible.
On peut noter que ce phénomène s'observe déjà. Par exemple, au Japon, la productivité de l'heure de travail augmente comme dans les autres pays; mais le vieillissement rapide de la population (le premier vent contraire de la liste) fait que le taux de croissance par habitant du pays est voisin de zéro. La hausse de la productivité ne compense que péniblement la diminution de la part des actifs.
La prévision est un art difficile, il est en particulier impossible de prévoir les évolutions technologiques futures (on ne peut pas, par définition, décrire ce qui n'a pas encore été inventé). Mais prendre en compte ces éléments devrait, au moins, conduire à douter de ce que l'avenir sera forcément un retour au rythme de croissance du passé. Ce qui aurait des conséquences considérables : toutes les politiques actuelles sont fondées sur l'hypothèse de ce retour à la normale à terme. Que fait-on s'il n'arrive pas?
La prise en compte de ces vents contraires, par ailleurs, change la perspective sur les politiques susceptibles d'accroître la croissance en France. Cela fera l'objet d'un autre billet (qui attendra la publication du rapport Gallois, si celui-ci sort un jour).