Et si l'innovation était beaucoup moins importante qu'on ne le croit? Voici la suite des infortunes de l'innovation.
C'est ceux qui en parlent le plus qui en font le moins
L'historien des technologies Lee Vinsel a relevé un paradoxe concernant l'innovation. Regardez l'image ci-dessus, qui indique la fréquence d'usage du mot "politique d'innovation" dans les livres via google ngrams. On voit que "politique d'innovation" n'était pas utilisé avant les années 60, et qu'il a surtout commencé à être utilisé à partir des années 70, avec une croissance forte, interrompue brièvement au début des années 90, pour repartir de plus belle ensuite.
Vinsel explique cela par le rôle de la "politique d'innovation" dans le débat économique aux USA : elle est invoquée face à la menace d'un rival économique, le Japon dans les années 70-80, devenu moins effrayant avec sa crise économique des années 90, puis la Chine à partir du milieu des années 90. Cependant, alors que la menace soviétique dans les années 50 avait conduit au même genre de crainte, la "politique d'innovation" était peu évoquée. Pour une raison simple : l'innovation elle-même n'est entrée vraiment dans les discours qu'à partir des années 1960-70.
Et voici donc le paradoxe. Alors que depuis les années 70 on parle de plus en plus d'innovation, de politique d'innovation, que l'innovation est présentée de manière systématiquement positive, la clé de la performance économique, qu'ouvrages, études, articles, évoquent la "disruption" de secteurs entiers par les entreprises innovantes, c'est aussi depuis les années 70 que le rythme d'innovation stagne.
On en a déjà parlé sur ce blog: On constate depuis les années 70 un ralentissement de la croissance, avec un bref rebond à la fin des années 90 avec internet et les technologies de l'information. Pour l'essentiel, les techniques que nous utilisons ont été inventées il y a des décennies, et très peu de nouveautés des 50 dernières années sont significatives. Les progrès récents des techniques sont pour l'essentiel décevants, et les inventions d'aujourd'hui ne valent pas celles du passé.
Cela peut se comprendre : de la même façon qu'on parle plus de régime alimentaire quand on est en surpoids, peut-être qu'on parle plus d'innovation quand celle-ci ralentit. Mais on devrait alors constater que cette obsession de l'innovation, à coup de politiques et de soutiens divers et variés à celle-ci, ne semble pas porter ses fruits. L'innovation, plus on en parle, moins on en fait.
Lee Vinsel présente une autre hypothèse : malgré tout le culte qui l'entoure, l'innovation est surévaluée et on y attache beaucoup trop d'importance. Nos économies reposent sur la maintenance, bien plus que sur l'innovation.
L'innovation est surrévaluée
L'innovation est un terme forcément positif. L'adjectif "innovant" semble toujours avoir une valeur positive. Et dans de nombreux domaines, c'est le cas. Par exemple, nous aurions bien besoin d'antibiotiques innovants. Mais dans de nombreux domaines, "innovant" n'est pas synonyme d'avantage, au contraire.
Si on me propose d'aller dîner dans un restaurant "innovant" ma réaction spontanée est "ça risque de ne pas être très bon". Un viticulteur, un agriculteur m'indiquant qu'il utilise des techniques agricoles "innovantes" aurait plutôt tendance à me rendre méfiant.
Dans mon domaine professionnel, l'enseignement, les "techniques pédagogiques innovantes" sont, disons, controversées, et bon nombre de gens préfèrent des pédagogies très traditionnelles pour leurs enfants (on a d'ailleurs tendance à qualifier "d'innovantes" des pédagogies vieilles d'un siècle). Je préfère une voiture fiable et solide à une voiture "innovante". Je n'ai pas franchement besoin d'une route "innovante" : je préférerai qu'on bouche les ornières et les trous dans la route devant chez moi. Les innovations potentielles en matière de sièges d'avion me semblent particulièrement effrayantes. De manière générale, je n'ai pas besoin de meubles "innovants" chez moi; je les préfère confortables, esthétiques et pratiques; même chose pour les vêtements que je porte.
"L'innovation financière" est le plus souvent une couche de complexité qui obscurcit plus qu'elle ne satisfait de besoins; certaines innovations financières des 20 dernières années portent même une lourde responsabilité dans la crise de 2007-2008, en particulier les dérivés de crédit. Paul Volcker, ancien président de la fed, considère même que la seule innovation utile des banques depuis le début des années 80 est le distributeur automatique de billets.
Tout le verbiage autour de l'innovation néglige un élément majeur : l'innovation n'est pas le plus souvent une stratégie gagnante pour les entreprises. Cela coûte cher pour très peu de rentabilité. Tim Cook, patron d'Apple, rappelait que son entreprise préfère être la meilleure que la première. Je vous avais déjà expliqué qu'Apple n'est pas une entreprise innovante, mais une entreprise perfectionniste, et que c'est cela qui est à l'origine de son succès.
Ajouter de l'ammoniaque dans les cigarettes a été une innovation permettant de les rendre plus addictives. Le crack est une innovation par rapport à la cocaïne.
En bref, l'innovation peut être une très bonne chose; mais elle peut être aussi une perte de temps, sans intérêt. Elle peut aussi avoir des conséquences très négatives. Elle ne mérite certainement d'être au centre de nos politiques de croissance et des discours comme elle l'est aujourd'hui.
Hourra pour la maintenance !
Si l'innovation consiste à changer les choses, la maintenance consiste à préserver l'existant. Comme le rappelle le modèle de base de la croissance économique, lorsqu'un pays pauvre s'enrichit, le nouveau est primordial : il faut construire de nouveaux logements, routes, usines, entreprises, infrastructures, etc. Mais quand un pays est déjà riche, sa prospérité dépend de plus en plus de sa capacité à entretenir l'appareil productif existant. Et c'est l'activité de l'essentiel des salariés, des entreprises, de nos pays développés : un travail pas très sexy mais indispensable, consistant à maintenir l'existant en l'état pour que l'économie continue de fonctionner.
Comme le rappelle Vinsel, prendre en compte la maintenance, plutôt que survaloriser l'innovation, change radicalement la perspective sur l'économie, y compris pour des secteurs considérés comme "innovants". Nous avons besoin d'un système éducatif qui transmette aux nouvelles générations les connaissances dont bénéficiait la génération précédente. De trains qui continuent d'arriver à l'heure et de transporter des passagers. De routes sur lesquelles on peut continuer de rouler, des réseaux téléphoniques, électriques, de distribution et de traitement des eaux, d'agriculteurs qui continuent à produire, etc, etc. Bref nous dépendons crucialement de "mainteneurs" dont on ne parle jamais (sauf pour dire qu'ils sont rétifs à l'innovation) mais qui sont indispensables.
Une entreprise comme Twitter aurait bien besoin de maintenance - par exemple, de mécanismes qui assurent le bon fonctionnement du service en limitant le harcèlement - beaucoup plus que d'innovations (150 caractères au lieu de 140!). Les récentes attaques menées contre internet montrent elles aussi l'importance de la maintenance dans ce domaine.
Insister sur la maintenance - faire en sorte que l'existant fonctionne bien plutôt que rêver de tout changer - résoudrait de nombreux problèmes. On n'avait aucune difficulté à contacter des taxis avant Uber (il existait un truc qui s'appelait les pages jaunes, ou l'on trouvait des numéros de téléphone, qui a été en pratique détruit et jamais remplacé). Le problème des taxis tient à une réglementation qui en organise la pénurie - un problème identifié depuis au moins 1959! De la même manière, pour les antibiotiques, on a certes besoin d'en découvrir de nouveaux; on a surtout besoin de maintenance, c'est à dire de faire en sorte de ne pas gaspiller les antibiotiques existants en laissant se multiplier les résistances microbiennes.
Dans mon domaine, l'enseignement supérieur, la fonction de "maintenance" est l'enseignement, qui est accessoirement la partie à laquelle le public attache le plus d'importance. Peu de gens savent que l'enseignement, la transmission des connaissances, n'a aucune valeur pour la carrière des enseignants-chercheurs, entièrement déterminée par une activité de recherche qui le plus souvent consiste à produire des connaissances à l'utilité sociale limitée et reconnues au mieux par quelques dizaines de spécialistes.
Maintenance contre innovation?
On aurait tort de penser que se préoccuper de la maintenance plutôt que d'innovation consiste à adopter une attitude passéiste, hostile à l'innovation. Il s'agit plutôt de remettre l'innovation à sa juste place : importante, mais pas primordiale. Cela permettrait de revaloriser le travail de millions de personnes qui n'innovent pas mais dont l'activité est indispensable.
Mais il faut faire le constat : le culte de l'innovation, depuis les années 70, a produit beaucoup de discours, mais bien peu d'innovations. Peut-être que nos économies se porteraient mieux si l'on cessait de vouloir être innovants à tout crin pour privilégier la maintenance - et peut-être que nous deviendrions bien plus "innovants" en en parlant moins. C'est en entretenant le capital existant que l'on a le plus de chances de trouver des moyens concrets de l'améliorer de manière incrémentale. "l'obliquité" montre que c'est le plus souvent de manière indirecte que l'on atteint ses objectifs. L'innovation, comme la science, consiste à s'appuyer sur l'existant pour aller un peu plus loin. Newton rappelait que les plus grands savants sont des nains perchés sur les épaules de géants. L'historien Joel Mokyr rappelle que la révolution industrielle a été réalisée par des millions de bricoleurs entretenant et modifiant à la marge les techniques existantes, bien plus que par quelques inventeurs.
Remettre l'innovation à sa place, valoriser la maintenance, est peut-être exactement ce dont nos économies, en faible croissance, ont besoin.