Les acheteurs qui ont passé la nuit dehors pour se procurer les nouveaux modèles d'Iphone en vente aujourd'hui ont pu constater qu'il s'agit d'un produit particulièrement coûteux. S'ils s'en plaignent, ils ne sont pas les seuls : l'action Apple a chuté lorsque la nouvelle gamme de téléphones a été annoncée. Trop chers, ils ne permettront pas à Apple d'être le leader du marché, laissant la place à Samsung et aux téléphones Android. Certains s'inquiètent même : Apple ne serait plus une compagnie innovante.
Le raisonnement des critiques est le suivant : les produits technologiques sont caractérisés par des externalités de réseau. De la même façon que les gens achetaient des logiciels Microsoft parce que les autres achetaient aussi des logiciels Microsoft, ce qui permettait d'avoir des produits compatibles, et un volume suffisant pour attirer les éditeurs de logiciels et constructeurs de matériel. En somme, plus les gens utilisaient les produits Microsoft, plus il devenait intéressant d'utiliser les produits microsoft. Et il est vrai que cette caractéristique est très fréquente dans les activités technologiques : Facebook attire du monde parce qu'il y a déjà beaucoup de monde sur Facebook, et il est bien difficile pour Google plus de se faire une place. Selon ce raisonnement, les gens achètent des Iphone parce qu'ils ont déjà de nombreuses applications, morceaux de musique et vidéos utilisables sur leurs produits Apple; les éditeurs d'applications en produisent parce que la plateforme est très répandue.
Dans ces conditions, il est impératif de diffuser les Iphone au maximum, atteindre la taille critique pour encourager ces effets de réseau. Face à la concurrence, de produire des téléphones à bas prix pour préserver la part de marché. Faute de faire cela, Apple est condamnée à terme face au système Android qui se diffuse plus vite.
BMW, Rover et la taille critique
En 1994, BMW a racheté le constructeur automobile britannique Rover, sous les applaudissements généralisés des commentateurs et autres analystes du marché automobile. Le raisonnement des analystes (et celui de Bernd Pieschetsrieder, célèbre PDG de l'entreprise de l'époque) reposait sur ce que tout le monde savait sur le marché automobile. A maturité, et sous l'effet de la mondialisation, celui-ci allait se concentrer autour de quelques producteurs de plus en plus gros. Seuls survivraient ceux qui pourraient atteindre la taille suffisante, et quelques constructeurs de niche produisant en petit volume pour des clientèles très spécifiques (comme Ferrari ou Rolls-Royce). Or BMW était trop gros pour être un constructeur de niche, et trop petit pour être un généraliste. Racheter Rover était donc un coup de maître, qui permettrait au groupe d'avoir enfin la taille critique.
5 ans plus tard, les pertes accumulées par Rover obligeaient BMW à revendre par morceaux le constructeur britannique, ne conservant que Mini. Depuis, BMW truste les premières places du classement des entreprises automobiles les plus rentables. Les grands spécialistes du marché automobile qui prédisaient qu'il est pas possible de survivre sans atteindre la taille critique répètent toujours leur mantra. Peu importe l'exemple de BMW, ou celui de Daimler qui a connu les mêmes mésaventures (et le même concert de louanges) en rachetant Chrysler.
Il faut se méfier de ce que tout le monde croit savoir sur les secteurs d'activité. L'automobile se globalise et seuls quelques constructeurs vont survivre. Les externalités de réseau dominent le secteur informatique. Si c'était vrai, General Motors serait le constructeur le plus rentable du monde, et Microsoft n'aurait rien à craindre de Google.
Destins croisés
Il y a beaucoup de parallèles à faire entre Apple et BMW. Les deux entreprises ont failli disparaître pour faire ensuite un retour spectaculaire. Si les déboires d'Apple sont bien connus, on peut se souvenir que BMW était au bord de la faillite en 1945 et en 1959. La fascination de Steve Jobs pour BMW est bien connue, puisqu'il avait fait installer une moto de la marque allemande dans les bureaux d'Apple pour inspirer ses employés.
Mais surtout, les deux entreprises ont toujours eu des positionnements proches. BMW s'est positionné à partir des années 60 sur un segment que la marque a créé elle-même, entre la voiture produite en masse et les véhicules sur mesure des producteurs de luxe: vendre cher des voitures de haute qualité de production. La main d'oeuvre qualifiée, abondante en Allemagne, permettait ce choix. Sur cet avantage d’ingénierie, l'entreprise a ensuite développé sa marque, à la fois comme marqueur de qualité et de fiabilité, et comme signal pour l'acheteur. Avantages que l'entreprise a su déployer en dehors du marché allemand.
Apple n'a jamais été une entreprise innovante : ils n'ont pas inventé le PC, leur Newton (ancêtre de la tablette) a été un échec intégral, l'Ipod n'avait rien de nouveau, l'Iphone n'était qu'un Blackberry sans clavier; leur avantage compétitif est dans la conception et l'ingénierie, et dans l'image de marque.
La stratégie d'Apple repose en fait sur les mêmes bases que celle de BMW : un niveau inégalé d'excellence dans le design et une image de marque très forte, appuyée sur une présence bien établie dans les médias et la culture. La conception des produits Apple vise des produits esthétiques, et d'utilisation intuitive; et de faire payer cher pour cela. Et une image de marque fondée sur le fait d'être différent des autres. Ce n'est pas, comme on le dit souvent, l'innovation qui donne à la marque son avantage compétitif, mais la capacité de fabriquer des produits que les gens désireront payer cher pour leur design et leur différenciation. Apple est tout simplement à son secteur d'activité ce que BMW est à l'industrie automobile. Et génère le même genre de commentaire (c'est trop cher pour ce que c'est! mais non, c'est tellement beau et pratique, cela vaut ce prix!). Apple fait des ordinateurs chers, des lecteurs MP3 chers, et a toujours fonctionné comme cela. Ils font la même chose avec leur téléphone, en quoi faudrait-il être surpris?
Quoi que l'on pense de cette stratégie, une chose est sûre : elle n'est pas compatible avec une stratégie de volume. De la même façon que BMW a failli se ruiner en essayant de devenir un constructeur global, Apple n'a rien à gagner à devenir trop généraliste. Ses qualités dans le design des produits n'ont pas d'utilité s'il faut poursuivre des prix bas; son image de marque se dissoudrait si ses produits ne sont plus un facteur de différenciation. Ce que sait faire Apple, comme BMW, c'est vendre cher des produits différenciés. La réaction d'Apple aux smartphones à bas prix est la même que celle de BMW face à Dacia : l'indifférence.
C'est un pari risqué - peut-être que les externalités de réseau seront trop fortes et qu'Apple se retrouvera submergée, comme à l'époque de l'hégémonie de Microsoft - mais ce n'est pas un choix incohérent. Surtout, c'est un choix assis sur les véritables spécificités de l'entreprise.