Le "seuil" des 90%
En janvier 2010, les économistes Kenneth Rogoff et Carmen Reinhart, tout auréolés du succès rencontré par leur livre Cette fois c'est différent, un remarquable travail empirique sur l'histoire des crises financières, publiaient un "working paper" dont le résultat principal faisait sensation. Selon eux, les données historiques montraient qu'au dessus d'un seuil critique de 90% de dette publique sur PIB, la dette publique exerçait un effet négatif important sur la croissance économique, réduisant celle-ci de plus de 1% en moyenne.
Ce résultat a été assez vite critiqué par d'autres économistes. Premièrement, parce que constater qu'une dette publique élevée s'accompagne d'une croissance faible ne dit rien sur les causalités. Si un pays connaît une récession, que son PIB diminue, sa dette publique reste identique (ou augmente spontanément). Son ratio de dette publique sur PIB va alors augmenter. L'autre problème, c'est que les auteurs ne disposaient pas de beaucoup d'éléments pour établir leur relation; leur résultat était donc lourdement biaisé par quelques épisodes particuliers (par exemple, les Etats-Unis après la seconde guerre mondiale, ou le Japon depuis les années 90) et qu'il semblait particulièrement hasardeux de tirer des conclusions très générales de données aussi réduites.
D'autres économistes ont cherché à reproduire les résultats obtenus par les auteurs, sans y parvenir. Et depuis cette semaine, on sait pourquoi : trois économistes ont obtenu les données des auteurs et ont constaté que le résultat dépendait de choix contestables - exclure l'Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande après guerre de l'échantillon - et d'une erreur de formule dans un tableau Excel, qui excluait la croissance belge du calcul. En corrigeant cela, il ne reste plus rien de notable, et le "seuil des 90%" disparaît.
Une erreur banale
Il y a une image d’Épinal du scientifique seul dans son laboratoire, qui se livre à des calculs incompréhensibles et à des expériences mystérieuses, pour triomphalement venir révéler une vérité définitive à la face du monde. Cette image ne correspond pas à la réalité de l'évolution de la connaissance scientifique. En réalité, la science procède par essai, erreur, et apprentissage. On progresse en découvrant que ce que l'on croyait savoir jusque là était faux.
Le chercheur John Ioannidis est spécialisé sur ce sujet. Il a constaté que dans le secteur médical, un tiers de ce qui est publié est invalidé dans les cinq années qui suivent : d'autres chercheurs essaient de reproduire le résultat sans y parvenir. Il y a de bonnes raisons pour cela. Cela ne doit pas conduire au relativisme, ou à la méfiance complotiste envers les résultats de la science. "La terre est plate" est un énoncé faux. "La terre est une sphère" est un énoncé faux. Mais celui qui en conclut "on ne sait pas si la terre est plate ou sphérique" est un imbécile.
En économie, ce problème est encore plus présent que dans d'autres sciences, pour plusieurs raisons. La première est le problème des données disponibles. On conviendra qu'il est assez difficile de prendre un échantillon de 400 pays identiques, d'imposer à la moitié d'entre eux une dette publique de 90% du PIB et pas à l'autre moitié, et d'observer la différence sur 50 ans. En sachant que même ce protocole expérimental ne permettrait pas d'en conclure grand-chose, tant les résultats économiques dépendent du contexte. Faute de cela, on fait ce qu'on peut avec ce que donne l'expérience historique. Les questions macroéconomiques sont particulièrement concernées par ce problème.
On pourrait ajouter que la culture du monde des économistes est peu orientée vers la collecte de données, et que la fiabilité de leurs travaux empiriques est limitée. Ils sont d'ailleurs conscients de ce problème, et y travaillent.
Sur le plan académique, donc, cette "histoire des 90%" est très banale. Des économistes publient un résultat, d'autres le testent, le critiquent, et dans ce processus, la science progresse. En général d'ailleurs, cela prend beaucoup plus de temps. On devrait donc se féliciter de voir la progression se faire si vite.
De manière ironique, on peut même constater que la méthode Reinhart-Rogoff est l'application même de ce que les critiques d'une science économique trop théorique souhaitent : un mélange équilibré de théorie, d'histoire, de réflexion sur les faits, sur des sujets concrets, qui s'effectue dans le débat public et pas dans la tour d'ivoire des économistes.
L'impact sur le débat public
Et ce papier a eu un impact important sur le débat public. Cela s'explique par le contexte. Le cas de la Grèce, dans l'actualité au moment de la sortie du working paper, a semblé valider la thèse des auteurs. De nombreux dirigeants politiques, parlementaires américains, candidats, conseillers, le commissaire européen Olli Rehn: tous ont dit que "la recherche économique montre que la dette publique nuit à la croissance lorsqu'elle dépasse 90% du PIB". En France aussi, cette étude a été citée par le rapporteur sur la loi de finance 2011; think tanks, presse, tout le monde s'est emparé de ce "seuil symbolique" des 90% pour justifier la priorité à donner à la réduction des déficits publics sur tout autre objectif. Il suffit d'écouter la radio ou de suivre l'actualité économique pour voir à quel point ce "seuil symbolique" est entré dans les discours.
Les auteurs de l'étude eux-même ont entretenu l'ambiguité. Si leur article évoque une "association" entre faible croissance et dette publique élevée, dans le débat public ils ont déclaré sans sourciller que "leurs travaux justifiaient une intervention immédiate sur les déficits publics", en particulier dans le cas français.
Comment en est-on arrivé là? cette idée d'un seuil critique de dette à 90% du PIB avait plusieurs raisons de séduire. Premièrement, parce qu'elle remplace la question complexe de la solvabilité publique et du problème posé par la dette publique par une idée simple : "en dessous de 90% bien, au dessus pas bien".Un nombre, une idée. C'est un message bien plus facile à faire passer et qui peut plus facilement devenir un mème.
Cette idée de seuil venait aussi apporter une caution intellectuelle à tous les "gens raisonnables" pour qui il fallait impérativement se préoccuper de la dette publique. Comme le dit Chris Dillow, ceux-là ont utilisé Reinhart et Rogoff comme les ivrognes utilisent les lampadaires : comme soutien plutôt que comme éclairage. Ces mêmes raisons expliquent la lecture sélective qui a été faite des travaux du FMI.
La leçon de l'histoire
Cette affaire pourrait avoir des effets positifs. Rappeler ce que peut, et ne peut pas, apporter l'analyse économique dans le débat public. Pousser à une réflexion plus approfondie sur les politiques budgétaires dans le contexte actuel. Rabattre le caquet de ceux qui ne se servent des travaux économiques (pas seulement économiques d'ailleurs) que comme argument d'autorité pour soutenir leurs a priori. Rappeler à tout le monde que la phrase "Une étude montre que" est bien souvent suivie d'une énorme ânerie. Il ne faut pas être grand clerc pour deviner qu'il y a très, très peu de chances que cela arrive. On voit déjà des partisans de toujours de l'austérité budgétaire déclarer que "la critique de Reinhart et Rogoff confirme l'impérieuse nécessité de lutter contre la dette publique". Le biais de confirmation gagne toujours.