54 fonds d'investissement, pesant collectivement environ 1200 milliards de dollars, ont récemment exigé des grandes entreprises de restauration qu'elles limitent drastiquement la quantité d'antibiotiques utilisés dans l'élevage du bétail. Il y a, en effet, urgence.
Un monde sans antibiotiques
En juin 1836, Nathan Rothschild était l'homme le plus riche du monde. Il se rendait au mariage de son fils à Francfort mais était incommodé par une douleur dans le bas du dos. Il se rendit chez le médecin qui diagnostiqua un furoncle. La douleur devenant rapidement insoutenable, on fit venir de Londres le meilleur médecin du monde, qui ne put rien faire; le meilleur chirurgien d'Allemagne fut alors chargé d'opérer, ce qui eut pour résultat probable de répandre l'infection (la théorie des germes était inconnue à l'époque, on opérait avec des instruments non stériles). Atteint de septicémie, Rothschild devait mourir le 28 juillet 1836. Si vous étiez atteint de la même affection aujourd'hui, il vous suffirait d'aller à la pharmacie : un antibiotique, pour quelques euros, vous guérirait. Tout le monde peut aujourd'hui s'offrir ce que toute la fortune de l'homme le plus riche du monde ne pouvait pas acheter en 1836 : un antibiotique.
Les antibiotiques sont probablement l'invention médicale la plus importante du 20ième siècle. Avant ceux-ci, la moindre infection pouvait devenir mortelle, sans traitement possible. Il n'est pas exagéré de dire que toute la médecine moderne repose sur la disponibilité des antibiotiques, et la perspective de leur disparition à cause de l'apparition de bactéries résistantes a de quoi terroriser. Les maladies infectieuses deviendraient incurables; Mais il serait aussi impossible de traiter les cancers, de transplanter des organes (cela repose sur l'affaiblissement du système immunitaire, compensé par des traitements antibiotiques), de faire des dialyses, de faire des opérations chirurgicales de l'abdomen, de soigner les traumatismes comme les accidents de voiture ou les chutes; les femmes mourraient de nouveau en couches, faute de pouvoir pratiquer des césariennes; trois pneumonies sur 10 seraient mortelles. La production de nourriture diminuerait drastiquement : l'essentiel de l'élevage moderne nécessite de garder les animaux en grand nombre dans des espaces confinés, ce qui multiplie les risques d'infection et obligent à traiter régulièrement aux antibiotiques; mais aussi la culture des fruits et des légumes, y compris biologiques.
Course contre la montre
Il est difficile d'envisager une catastrophe pire que la fin des antibiotiques, à part peut-être une guerre nucléaire généralisée. Pourtant ce n'est pas un sujet qui suscite l'attention qu'il mérite. L'an dernier, des bactéries résistantes aux derniers antibiotiques ont été repérées : cela n'a pas fait les gros titres. C'est pourtant le signe de la course contre la montre que nous menons, et que nous sommes en train de perdre.
Le problème de résistance aux antibiotiques est bien connu (il a d'ailleurs été détecté dès leur invention). Certaines bactéries mutent, ce qui les rend résistantes à un antibiotique. Comme l'antibiotique tue toutes celles qui n'ont pas cette mutation, il libère la place pour ces bactéries résistantes qui peuvent alors se multiplier. Pire même : les bactéries peuvent échanger des gènes entre elles. Ce qui signifie que lorsqu'une résistance apparaît, elle tend à se répandre dans d'autres bactéries. Plus on utilise un antibiotique, plus on risque de voir se développer des bactéries résistantes. Il y a donc là une course contre la montre : il faut sans arrêt inventer de nouveaux antibiotiques efficaces, plus vite que les résistances ne se développent; et éviter de trop utiliser les antibiotiques existant, sous peine d'accélérer l'apparition de résistances.
Et dans cette course, nous sommes bien mal partis. On invente de moins en moins de nouveaux antibiotiques, et on utilise de plus en plus les antibiotiques existant, en particulier dans l'élevage (on estime qu'environ 80% des antibiotiques utilisés aux USA le sont pour les animaux, pas pour les personnes). Le problème est particulièrement aigu dans les pays émergents, à cause de prescriptions excessives et non contrôlées. Mais il est présent chez nous aussi, malgré des campagnes régulières pour limiter leur usage. On continue d'utiliser les antibiotiques pour des maladies contre lesquelles ils ne servent à rien, ou pour des gains douteux (dans l'élevage par exemple, ils ont longtemps été utilisés parce qu'ils accéléraient la prise de poids des animaux, pas pour soigner).
Economie détraquée
Mais ce que l'on sait moins, c'est que le problème des antibiotiques est avant tout un problème économique, plus que sanitaire. Le mécanisme actuel dans le domaine médical est la propriété intellectuelle. Inventez une nouvelle molécule, et vous aurez le monopole de celle-ci pendant 20 ans. Pendant cette période, vous devrez dans un premier temps mener de longues et coûteuses phases de test pour obtenir l'agrément des diverses autorités sanitaires mondiales; puis, une fois l'agrément obtenu, vendre la molécule en question à un prix de monopole suffisamment élevé pour vous rapporter beaucoup d'argent, mais aussi suffisamment bas pour que le produit soit le plus utilisé possible. Lorsque le brevet arrivera à expiration, vos concurrents pourront produire la molécule en générique pour un prix beaucoup plus bas.
Ce système a beaucoup de défauts; mais surtout, il est totalement inadapté aux antibiotiques. Supposez que vous inventiez un nouvel antibiotique. Ce que feront les autorités sanitaires du monde entier, c'est d'en limiter strictement l'usage pour le garder en dernier recours, éviter le développement de résistances. Résultat vous ne gagnerez pas grand-chose pendant qu'il est sous brevet. Et lorsque le brevet tombera dans le domaine public, tout le monde pourra le produire. Résultat : les entreprises pharmaceutiques renoncent à développer de nouveaux antibiotiques.
Il y a une contradiction majeure entre la politique sanitaire - qui préconise d'utiliser le moins possible les nouveaux antibiotiques - et les incitations économiques. Se pose également le problème de tragédie des communs. Si j'abuse des antibiotiques pour un bénéfice médical faible, ou comme médecin qui veut "donner quelque chose" à un malade qui se plaint, ou comme éleveur qui veut accélérer la croissance de mon bétail, ou comme entreprise pharmaceutique qui voudrait bien que son produit soit le plus vendu possible; Je ne cause pas, individuellement, beaucoup de risque supplémentaire de résistances. Mais en agissant tous de la même façon, nous accélérons la catastrophe. Avant d'incriminer les méchantes entreprises pharmaceutiques avides de profit, demandez-vous ce que vous faites quand votre petit dernier a le nez qui coule et tousse depuis des semaines : nous sommes tous responsables.
Comment faire?
Et il n'y a pas de solution évidente. Les pouvoirs publics tentent de limiter l'usage des antibiotiques, mais cela ne vaut que pour certains pays; la coordination internationale, c'est toujours compliqué. Et cela ne résout pas le problèmes des incitations économiques à inventer de nouveaux antibiotiques. Les solutions potentielles seraient de créer un fonds mondial abondé par tous les gouvernements, qui paieraient une somme fixe à toute entreprise inventant un nouvel antibiotique même si celui-ci est peu utilisé; les difficultés techniques de mise en oeuvre d'un tel fonds sont infinies, ceci d'autant plus que les pays principalement responsables du développement de résistances ne sont pas riches. Subventionner la recherche de manière générale se heurte au même genre de problèmes. Et chaque tentative de réglementer l'usage se heurte aux lobbys, en particulier agricoles.
Est-ce que l'activisme des investisseurs parviendra à de meilleurs résultats? C'est hélas, peu probable. Nous allons continuer d'avancer vers un monde sans antibiotiques, en pensant à autre chose.