"Selon le Spiegel du 03 janvier 2015, Angela Merkel serait prête à laisser la Grèce sortir de la zone euro si le parti d'extrême-gauche Syriza l'emporte aux élections du 22 janvier"
Attendez, attendez. Vous pouvez me rappeler où on en est avec cette histoire grecque, exactement?
Après bien des péripéties, L'Union Européenne, le FMI et la Banque Centrale Européenne (appelés désormais la Troïka) ont pris à leur charge la quasi-totalité de la dette grecque, en la restructurant - c'est à dire en rallongeant l'échéance de paiement, en donnant des facilités (intérêts réduits, etc). Depuis, l'Europe et le FMI octroient à intervalles de temps réguliers de nouveaux prêts à la Grèce, qui sont déposés sur un compte spécial,et l'essentiel de cet argent leur revient sous forme de remboursement de la dette grecque lorsque celle-ci arrive à échéance.
L'Europe et le FMI prêtent de l'argent à la Grèce pour qu'elle leur rembourse l'argent qu'elle leur doit? Mais à quoi ça sert?
L'idée est de gagner du temps. Le temps guérit les blessures. Une petite partie de cet argent sert au gouvernement grec à financer son déficit, l'écart entre ses recettes fiscales et ses dépenses. Dans le même temps, la Troïka soumet les prêts à des conditions, supposées permettre au gouvernement grec de remettre ses finances en ordre (l'austérité budgétaire) et de rendre son économie plus productive (des réformes structurelles, des privatisations). Si le gouvernement grec (actuellement une coalition entre gauche et droite) ne satisfait pas ces conditions, les prêts sont suspendus. L'idée est qu'à terme, à force de réformes, l'Etat grec pourra payer sa dette, et les prêts ne seront plus nécessaires.
Et ça marche?
Tout dépend de la définition qu'on donne à "ça marche". Depuis l'année dernière, les finances publiques grecques affichent un excédent primaire, c'est à dire que les recettes sont supérieures aux dépenses, hors charge de la dette. C'est important, car cela signifie que le gouvernement grec ne s'endette plus mais dégage des ressources susceptibles de permettre à terme de réduire sa dette. Après des années de récession, pendant lesquelles le PIB grec s'est réduit d'un tiers, le taux de chômage a dépassé 25%, l'économie a cessé de décroître en 2014 et le chômage a un peu diminué. Le coût social a été terrible. Les retraites ont été diminuées de 40%; les allocations-chômage cessent d'être versées au bout d'un an, et les chômeurs n'ont pas accès au système de remboursement des soins de santé; le système de santé est à l'agonie, la pauvreté a explosé. L'économie s'est tellement contractée que la dette publique grecque a dépassé 170% du PIB, ce qui fait douter de la capacité du pays à atteindre l'objectif d'une dette publique à 120% du PIB en 2020. Même l'excédent primaire constaté est largement illusoire. Les grecs sont à bout.
Résultat, une élection législative anticipée va avoir lieu le 25 janvier prochain, et d'après les sondages, c'est Syriza qui devrait l'emporter, avec un programme dont les points essentiels sont de mettre fin à l'austérité, et de renégocier la dette avec la Troïka. Contrairement à 2012, ou ce parti avait failli l'emporter, il ne préconise plus une sortie de la zone euro. La simple possibilité de cette victoire a causé beaucoup de nervosité autour de l'économie grecque (chute de la bourse, ventes importantes de dettes grecques sur les marchés...) mais pas tellement dans le reste de la zone euro.
Qu'est-ce qui va se passer, alors?
Toutes les petites phrases, rumeurs, déclarations, qu'on entend sont un jeu d'intimidation pour préparer les négociations qui s'annoncent. Pour cela, il ne faut pas trop les prendre au sérieux, surtout lorsqu'elles viennent du Spiegel, roi des rumeurs éventées. Alexis Tsipras, leader de Syriza, déclare que la BCE ne peut pas exclure la Grèce de ses mesures de soutien à l'économie européenne; Moscovici et Juncker enjoignent les grecs de "bien voter". De plus en plus de rumeurs disent qu'il n'y a "pas de risque de contagion" et que la zone euro "peut parfaitement fonctionner sans la Grèce". Dans le même temps, le gouvernement allemand négocie discrètement avec Syriza.
Une chose est claire : les dirigeants européens sont depuis longtemps excédés par la Grèce, et tiennent à conserver l'habitude prise de dicter tout ce qu'il doit faire au gouvernement grec. Dans la négociation qui s'annonce, les grecs n'ont pas énormément d'atouts, et la menace de leur départ de la zone euro ne fait peur à personne, sauf aux citoyens grecs, qui souhaitent à plus de 75% rester dans la zone euro. Et comme la prochaine échéance de paiement de dettes arrive vite, la négociation devrait se décanter rapidement. Le plus probable, c'est que Syriza déçoive ses électeurs en arrachant seulement quelques mesures symboliques, ou qui auraient été obtenues de toute façon : même le ministre des finances allemand reconnaissait l'an dernier à demi-mot que la Grèce aura besoin d'encore des plans d'aide. Les électeurs grecs se sentiront trahis, mais c'est une tradition locale.
Et la Grèce qui quitte la zone euro? C'est possible?
Oui. Le scénario serait le suivant: les négociations entre le nouveau gouvernement grec et la Troika se tendent et n'aboutissent pas. A une échéance de paiement de dette, le gouvernement grec refuse de payer. Cela inquiète tout le monde; les grecs vont précipitamment retirer leurs économies des banques, craignant une sortie de l'euro; les investisseurs retirent leurs capitaux. C'est un bank run; le système bancaire grec a alors besoin de l'assistance d'urgence de la BCE. Si la BCE émet des conditions pour autoriser la banque centrale grecque à fournir cette assistance et que Syriza refuse, d'un coup, la devise créée par la banque centrale grecque cesse d'être des euros comme les autres, et la Grèce est sortie de la zone euro. Elle doit alors mettre en place un mécanisme de contrôle des flux de capitaux pour éviter leur fuite, émettre de nouveaux billets dont la valeur diminuerait rapidement par rapport à l'euro, ce qui rendrait inéluctable un défaut total sur sa dette libellée en euro, et probablement une expulsion de la zone euro. Un bookmaker anglais donne une chance sur trois pour ce scénario en 2015, mais les bookmakers ont toujours eu tendance à exagérer ce risque. Ceci dit, le risque est bien plus grand cette fois-ci.
Pourquoi?
Parce que tout le monde en Europe a remarqué la montée de partis eurosceptiques, en particulier en Espagne. A gauche, il y a Syriza en Grèce, Podemos en Espagne, Grillo en Italie; à droite, il y a le Front National en France, ou l'AFD en Allemagne. Ces partis ont des origines, des caractéristiques et des programmes très différents, mais tous ont en commun l'hostilité aux politiques européennes actuelles et la volonté de les remplacer par autre chose. Quoi que ce soit que la Grèce obtienne, il y aura un autre pays pour demander la même chose, ou une montée des eurosceptiques en Allemagne pour s'y opposer. La tentation est alors forte de faire de la Grèce un exemple: soit un pays reste dans le rang, soit il est expulsé de la zone euro, de préférence de la manière la plus douloureuse possible, pour faire réfléchir les autres. Surtout que les conséquences immédiates pour les autres pays de la zone euro seraient limitées, parce que le contexte a changé depuis le début de la crise grecque, et que la BCE serait là pour monter au créneau. La Grèce serait alors le bouc émissaire que l'on sacrifie pour sauver les autres.
A plus long terme, c'est différent. Le principe de l'euro, c'est qu'il a été créé spécifiquement pour qu'il soit impossible d'en sortir. La sortie de la Grèce de l'euro serait un scénario descriptif de ce que seraient les sorties futures. Qui gagne, qui perd, et comment? Les euros déposés dans une banque espagnole, ou italienne, valent-ils autant que ceux déposés dans une banque allemande? Qui est le suivant sur la liste? tout l'édifice serait sérieusement menacé, bien plus que ne le pensent les bureaucrates européens.
La fin du monde que nous connaissons deviendrait possible, et ce n'est pas un spectacle plaisant.
Vous n'avez pas quelque chose de plus optimiste à nous proposer en ce début d'année?
Ce scénario catastrophe n'est pas le plus probable Les grecs puniront sans doute dans les urnes ceux qui trahissent leur promesses; ils ne réserveraient pas un meilleur sort à ceux qui les feraient sortir de la zone euro. A choisir, les dirigeants de Syriza auront tout intérêt à s'incliner.
Cette situation montre l'absurdité des politiques économiques européennes. Dire que les dettes dans certains pays européens sont intenables et devraient être restructurées, que l'austérité budgétaire généralisée nuit à la croissance pour des gains très faibles en matières de finances publiques; Que les réformes structurelles n'ont au mieux qu'un effet limité, et ne suffisent en aucun cas à générer de la croissance, tout cela est remarquablement banal et assez consensuel; en Europe, c'est un propos totalement tabou. Les seuls partis qui proposent un programme que les économistes du monde entier jugeraient consensuel sont les partis extrémistes, ce qui est bien paradoxal. Mais pas tellement surprenant, parce que l'Europe est une affaire politique, dans laquelle la crise économique est un mécanisme poussant vers plus d'unification politique.
En avril dernier, je vous expliquais que la crise de la zone euro n'est pas un accident, mais un mécanisme consubstantiel à la construction européenne. On y trouvait le passage suivant:
"La prochaine étape du processus sera peut-être de voir un gouvernement national extrémiste arriver au pouvoir sur un programme anti-européen, pour se casser les dents et constater qu'il n'a d'autre choix que d'avaler sa chique et de faire ce qu'on lui dit, comme l'ont fait tant d'autres avant lui."
Ce sont des Athéniens, après tout, qui déclaraient il y a quelques millénaires que " la justice n'entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d'autre ; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder".
Ils sont en plein dedans.