Une profession réglementée, qu'est-ce que c'est?
Tous les métiers sont, d'une manière ou d'une autre, réglementés; par exemple, l'ouverture des commerces le dimanche est limitée, sans que les employés de Leroy-Merlin appartiennent à cette catégorie. On appelle "professions réglementées" des métiers pour lesquels la réglementation impose deux types de restrictions :
- L'exercice de la profession est limité aux détenteurs d'un diplôme particulier;
- le nombre de professionnels est limité quantitativement, même ceux qui ont le diplôme et les compétences requises. Par exemple, un chauffeur de taxi, même après avoir passé le diplôme nécessaire, doit encore se procurer une licence, existant en nombre limité dans la zone dans laquelle il peut exercer. Cela vaut aussi pour les notaires, qui doivent s'installer dans une étude existante, ou les pharmaciens, qui ne peuvent que très rarement créer une nouvelle officine et doivent en racheter une existante.
Pour certaines professions, la seule limite est le diplôme, mais celui-ci peut être très difficile d'accès et très coûteux; pour d'autres, les deux limites sont présentes. Il y a un très grand nombre de professions réglementées dans tous les pays (voici une liste pour la France). Et leur nombre tend à augmenter; aux USA, 5% des salariés exerçaient une profession réglementée en 1950, pratiquement 30% aujourd'hui.
Quels sont les inconvénients des professions réglementées?
Ces réglementations constituent une barrière à l'entrée qui limite l'offre et la concurrence dans ces métiers. Cette restriction de concurrence a deux effets potentiels : des prix plus élevés que sur un marché concurrentiel, et une offre réduite, une pénurie qui fait que le service de la profession n'est pas bien rendu pour les consommateurs. En théorie, ces problèmes pourraient être évités, si le régulateur limite le nombre de places et les tarifs autorisés au niveau concurrentiel; mais ce n'est pas facile à trouver. Surtout qu'il ne peut pas compter sur les professions concernées pour le lui indiquer : personne n'aime subir une concurrence accrue. Pénuries et prix élevés ont donc tendance à caractériser ces professions.
A plus long terme, cette situation peut réduire l'innovation. Dès lors qu'un certain niveau de bénéfice est garanti, il y a moins d'intérêt à chercher à améliorer la production. Souvent d'ailleurs, la profession réglementée s'organise en cartel qui définit avec précision la forme de ce que l'on peut produire, sanctionne les contrevenants, et n'encourage guère la nouveauté.
Un effet plus insidieux est le suivant. Lorsque le nombre de places est limité, les nouveaux arrivants doivent payer très cher pour racheter les places existantes aux anciens; Le prix de ce rachat se fixe sur la base des revenus futurs anticipés. Résultat, pour les nouveaux arrivants, les prix élevés ne sont pas vraiment un revenu, mais la contrepartie de ce qu'ils ont dû payer pour pouvoir exercer leur métier.
Pour les chauffeurs de taxi d'aujourd'hui, qui ont dû payer pour leur licence, souvent des prix très élevés, supprimer les licences signifierait anéantir la valeur d'un élément majeur de leur patrimoine (imaginez que le gouvernement annonce qu'il va raser votre maison pour construire une autoroute, sans vous verser la moindre contrepartie...); et entraînerait une concurrence accrue réduisant leur revenu, et leur capacité à rembourser le crédit qu'ils ont souvent dû prendre pour acheter la licence initiale. Les vrais rentiers sont ceux qui ont, dans le passé, bénéficié de la création de la réglementation. De ce fait, les réglementations, une fois mises en place, sont très difficiles à supprimer. Racheter les licences existantes coûte bien trop cher et les professionnels s'opposent becs et ongles à toute réforme, arguant - à juste titre - qu'ils n'ont pas eux, tant que cela bénéficié d'une rente.
Et quels sont les avantages des professions réglementées?
Pendant longtemps, la création de professions réglementées était un moyen de financer les dépenses publiques. Colbert en son temps était étonné de la quantité de ceux qui étaient prêts à payer le gouvernement pour acheter des offices. Il a été le premier ministre des finances à vouloir réformer le système, pour constater que cela coûtait bien trop cher, et que la tentation de recourir à la vente d'offices pour renflouer les finances du royaume était bien trop forte. La révolution a supprimé tous les offices lors de la nuit du 4 aout; Dès lors, n'importe qui, sans diplôme ou compétence, pouvait exercer n'importe quel métier. Mais très vite, la réglementation est revenue.
Et il y a quelques bonnes raisons pour cela. Parce qu'il m'est difficile de distinguer un vrai médecin d'un charlatan qui va me préconiser des faux remèdes, je souhaite que mon médecin ait un diplôme. Peu de gens monteraient dans un avion si on leur disait que le pilote n'a pas de brevet de pilotage. Les voyageurs, arrivant tardivement dans un pays inconnu, veulent éviter les faux chauffeurs de taxis qui leur imposerait des tarifs abusifs ou les conduirait dans une zone louche pour les dévaliser. Dans des économies spécialisées, avec des métiers techniques, où l'information sur la compétence est difficile à évaluer, les licences sont un moyen de protéger les consommateurs contre les abus.
La limitation du nombre de places peut aussi être un moyen de protéger le consommateur. Si mon médecin et mon pharmacien gagnent bien leur vie, je risque moins de les voir s'allier pour me vendre sous prescription des médicaments dont je n'ai pas besoin. C'est l'argument du salaire d'efficience : grâce à la raréfaction de l'offre, les offreurs ont quelque chose de très rémunérateur à perdre s'ils se comportent mal.
Il y a un autre argument : celui de l'éthique professionnelle. Le fait d'appartenir à une profession identifiée, qui constitue une forme de privilège, peut créer une culture professionnelle du "noblesse oblige". Parce que je suis privilégié, j'ai des devoirs envers la société. De nombreux ordres professionnels imposent des chartes explicites, mais aussi des contraintes implicites. Les économistes tendent à négliger cet aspect (y compris concernant leur propre profession...) et nous vivons de manière générale une époque ou ce concept d'éthique professionnelle est ridiculisé, au profit d'une conception du travail fondée sur les incitations, les punitions et les récompenses.
Pourtant, parmi les raisons qui poussent les professions réglementées à se révolter contre toute idée de réforme, cette idée de noblesse du métier est fondamentale. Une simple révision administrative de la tarification, un assouplissement discret des règles d'installation, n'aurait sans doute pas suscité des résistances aussi fortes; le fait de traiter ces professionnels de rentiers qui "privent les français de 5 milliards d'euros de pouvoir d'achat" a été reçu comme une insulte.
Alors, faut-il les réformer, ou pas?
Comme toujours en économie, la réponse est "cela dépend". Il est par exemple absurde qu'en Utah aux Etats-Unis, un diplôme de cosmétologie nécessitant deux ans d'études et 16 000 dollars de frais d'inscription soit nécessaire pour faire des coiffures afro; cela prive d'emploi des gens modestes, et empêche qu'un service utile soit fourni. De nombreux chômeurs aujourd'hui pourraient aisément se recycler en agents immobiliers, Quiconque a cherché avec désespoir à trouver un taxi la nuit dans Paris apprécierait qu'ils soient plus nombreux, et a pu constater que la qualité du service au clients n'est pas toujours un élément majeur de leur éthique professionnelle. Des dizaines de notaires, de pharmaciens diplômés, sont sous-payés dans des officines faute de pouvoir ouvrir la leur.
Les économistes sont formés à l'idée que les rentes sont une mauvaise chose et qu'il faut essayer de les supprimer. Mais c'est plus complexe que cela. Avant tout, parce que les gains économiques espérés de la libéralisation de ces professions sont souvent illusoires. Ils ne sont présents qu'à une condition : plus d'activité sur les marchés concernés.
Si le nombre de transactions immobilières reste inchangé mais que les droits perçus par les notaires diminuent, l'effet est un simple transfert de revenu des notaires vers leurs clients. Contrairement aux discours entendus habituellement, cela ne constitue pas une "redistribution de revenu vers les ménages" : aux dernières nouvelles, les notaires et toutes les professions réglementées font partie des ménages. Il s'agit d'une simple redistribution des revenus entre les ménages. En quoi une redistribution de revenu des notaires vers les acheteurs et vendeurs de logements est-elle une bonne chose? Qu'en est-il des locataires, ou de ceux qui n'ont pas les moyens de s'acheter un logement?
Les professions concernées sont souvent très rentables; Mais si ces revenus sont considérés comme trop élevés, c'est avant tout une question de fiscalité. Il faut le répéter : La seule façon dont une réforme des profession réglementée peut bénéficier à l'économie dans son ensemble, c'est en augmentant l'offre ou en améliorant sa qualité.
Cette condition n'est certainement pas acquise. Les "frais de notaire" élevés sont effectivement un frein à l'efficacité du marché immobilier; mais ils sont essentiellement constitués de taxes, dont le montant ne diminue pas (il tend même à augmenter). Le problème du logement en France est lié à la réglementation, pas au fait que les notaires s'achètent des BMW X6. On peut légitimement se demander si l'économie se porterait mieux si les français devenaient plus procéduriers suite à une baisse de tarifs des avocats ou des huissiers. De même, si on peut souhaiter une amélioration de la façon dont sont gérés les dépôts de bilan, l'augmentation de leur nombre n'est pas une priorité.
Les effets d'une réforme sur l'éthique professionnelle est, faute de connaissance de ce sujet, totalement escamoté. Tout ce que l'on sait, c'est qu'il est bien plus facile de détruire une éthique professionnelle en normalisant une profession, en la soumettant à plus d'incitations économiques, que d'en créer une.
Tout cela n'est pas une façon de condamner toute réforme: simplement de rappeler que les bienfaits à attendre de ces réformes sont probablement plus limités qu'on ne le pense. Et que la vraie priorité, en matière de professions réglementées, est de bien réfléchir avant d'en créer une nouvelle, tant il est difficile ensuite de revenir en arrière.