Le retour du dimanche
Malgré l'interdiction, Leroy-Merlin et Castorama ont décidé d'ouvrir leurs magasins franciliens ce dimanche. Ceci, et la récente décision de justice interdisant au Sephora des Champs Elysées d'ouvrir la nuit, ont rouvert un débat français récurrent : pour ou contre les restrictions imposées à l'ouverture des commerces? Un sujet bien difficile à trancher, qui dépasse le clivage gauche-droite, puisqu'un camp regroupe des syndicats de salariés, des représentants des petits commerces, et les autorités religieuses; l'autre camp regroupe des salariés prêts à travailler le dimanche pour une rémunération plus élevée (ou simplement pour conserver leur emploi) et des libéraux. Les uns mettent en avant la protection des salariés et d'une qualité de vie sociale et familiale; les autres, la liberté de travailler, d'entreprendre, et l'activité économique.
Ce n'est pas aux économistes de trancher entre jugements de valeurs contradictoires. L'analyse économique, et l'étude des expériences étrangères, permet par contre d'avoir quelques idées des effets de l'extension de l'ouverture des commerces. Et comme les débats français sont aussi récurrents que le jour de la marmotte, il est possible d'aller relire les trois posts (premier, second, troisième) que le blog Ecopublix consacrait à ce sujet en 2009, alors que le gouvernement de l'époque souhaitait élargir la possibilité d'ouverture des magasins le dimanche: petit résumé des arguments.
Des créations d'emploi?
L'argument économique principal des partisans de l'ouverture étendue des commerces est celui de l'emploi : les magasins qui ouvrent plus vont recruter plus de salariés. C'est exact, mais il est dangereux de généraliser, car cela peut très bien être un effet de substitution. Si les gens achètent le dimanche la perceuse qu'ils auraient de toute façon acheté le samedi, il n'y a au bout du compte aucun effet sur l'activité économique et l'emploi.
Cela signifie que l'extension de l'ouverture aura un effet sur l'emploi uniquement si elle génère des achats qui n'auraient pas eu lieu sans cela. C'est possible : par exemple si les consommateurs renoncent à certains achats faute de temps pour s'informer correctement sur les offres disponibles. J'achèterai bien un vélo mais le seul moment ou je peux le faire est le samedi, au cours duquel tous les magasins sont bourrés de monde, et dans lequel je dois aussi faire mes courses alimentaires. Du coup je renonce à cet achat, alors que l'ouverture le dimanche me permettrait de faire ma recherche plus tranquillement. Ou alors, les multiples magasins ouverts sur les Champs Elysées la nuit créent une ambiance qui me pousse à acheter une crème antirides avant d'aller boire un verre.
L'autre moyen de créer des activités par l'ouverture le dimanche est un effet de substitution : comme les grandes surfaces commerciales auront plus de facilités pour étendre leurs horaires d'ouverture que les petits commerces, les clients vont faire une plus grande partie de leurs achats dans celles-ci. Or elles sont plus efficaces, et moins chères, que les petits commerces. Cela offrira donc une économie aux consommateurs, donc un gain de pouvoir d'achat qui se reporterait sur d'autres achats. Pas étonnant au passage que les petits commerçants soient si hostiles à cette ouverture accrue.
Une hausse des coûts de distribution?
Mais il est possible aussi d'observer une hausse des coûts de distribution suite à l'extension des temps d'ouverture. Premièrement, parce que rester ouvert plus longtemps coûte cher : cela oblige à éclairer, à chauffer beaucoup plus longtemps des bâtiments de grande taille très énergivores. La consommation d'énergie par euro de chiffre d'affaires augmente (si le même nombre de consommateurs se répartit sur un temps plus long), donc les coûts de distribution. Par ailleurs, si le travail nocturne ou dominical est mieux payé (pour attirer des salariés à ces horaires peu plaisants) cette hausse des coûts salariaux a de bonnes chances d'être répercutée sur les prix de vente, donc sur les consommateurs.
Dans ces conditions, l'ouverture étendue des commerces ne serait qu'une redistribution des consommateurs vers les employés de la distribution, avec un effet global sur l'activité économique très réduit.
Effets minimes et coûts sociaux
Ces effets contradictoires expliquent pourquoi on n'observe pas vraiment d'effet important de l'extension de l'ouverture des commerces. Les quelques gains d'emploi observés sont le plus souvent accompagnés de hausses des prix de vente; au bout du compte, les consommateurs paient pour avoir des commerces ouverts plus longtemps. On peut aussi noter que les quelques effets positifs de l'ouverture étendue ont vocation à se réduire avec le développement du commerce électronique. Si je peux comparer les prix des perceuses depuis mon lit sur ma tablette et me faire livrer sous 48 heures, l'attrait du magasin ouvert le dimanche diminue. Il reste toujours le cas de l'acheteur qui est pris d'une envie irrépressible de tailler sa haie et d'acheter le matériel nécessaire le dimanche, mais il semble bien difficile de faire de celui-ci le pionnier du redémarrage de l'emploi en France.
Les études empiriques ont aussi parfois mesuré des coûts sociaux significatifs à l'extension des heures d'ouverture des magasins; une bonne partie des loisirs (activités associatives, culturelles) doivent être pratiqués collectivement. Étendre les heures de travail réduirait alors la satisfaction apportée par les loisirs. Certaines études ont même mesuré une diminution de la pratique religieuse, et pour les personnes concernées une augmentation de la consommation de drogues et d'alcool, suite à l'ouverture le dimanche. Il faudrait cependant déduire de ces conséquences sociales négatives la diminution du stress des consommateurs (que chacun peut mesurer en visitant une grande surface le samedi aux alentours de 15h...).
Au bout du compte, le sujet du dimanche apparaît comme une diversion. Si l'emploi dans le commerce de détail est effectivement faible en France par rapport aux autres pays, la cause est plutôt à chercher du côté du coût du travail et de la trop faible concurrence dans le secteur de la distribution. Mais c'est ainsi : on n'aime rien tant en France que se lancer régulièrement dans les mêmes débats dont la passion est inversement proportionnelle aux enjeux.