Taxis : peut-on régler le problème?

Taxis en grève

La cause est entendue : les taxis manifestent aujourd'hui pour préserver leur rente. Et pour cela, ils ne reculent devant rien. Lobbying acharné qui nuit à l'innovation, en imposant un délai de 15 minutes aux VTC concurrents; arguments bidon; et si cela ne suffit pas, recours à la violence.

Le moins qu'on puisse dire est que leur mouvement ne suscite pas beaucoup de sympathie. Nombreux sont ceux qui ont leur anecdote d'expérience désagréable avec un taxi. Prix élevés, rareté (en particulier dans les grandes villes aux heures de pointe) qualité du service variable. Leur comportement actuel est présenté comme la préservation de rentes, au rebours du progrès matérialisé par les VTC, ces véhicules que l'on peut réserver par smartphone.

Une rente, c'est mal?

Supposons que vous disposez de quelque chose qui est rare, non reproductible, et très désiré : les économistes disent alors que vous disposez d'une rente, parce que cet actif vous confère un revenu du simple fait de sa rareté. Un boulanger ne détient pas de rente, parce que n'importe qui peut installer une boulangerie à proximité de la sienne pour le concurrencer; par contre, un chauffeur de taxi détient une rente, sous la forme de sa licence de taxi, qui existe en quantité limitée fixée par l'administration. Cette licence lui permet d'avoir la certitude que la concurrence qu'il subira sera limitée strictement; si l'on en juge par la valeur de revente des licences (plus de 200 000 euros à Paris) c'est un avantage conséquent.

L'attitude des économistes vis à vis des rentes est ambigue. A l'origine, l'économiste David Ricardo y voyait une source de stagnation économique. Aujourd'hui on voit dans les rentes la source de rigidités économiques qui limitent le développement des activités et la concurrence, nuisant aux consommateurs et à la croissance. Depuis plus d'un demi-siècle, on ne compte plus les rapports qui recommandent de mettre fin aux rentes de diverses professions, en particulier les taxis. Et ce, sans le moindre résultat.

Courageux mais pas au point d'entrer en conflit ouvert avec une profession capable de bloquer les grandes villes, les pouvoirs publics ont parfois essayé de contourner l'obstacle (en autorisant les VTC, ou en permettant à la sécurité sociale d'avoir recours à d'autres prestataires de services) et le plus souvent reculé (en imposant 15 minutes d'attente aux VTC, en faisant volte face sur les malades de la sécu).

Nous sommes tous des rentiers

Mais avant de critiquer les rentes et avantages acquis, il faudrait se rendre à l'évidence : nous sommes tous des rentiers au sens économique du terme. La plus importante d'entre elles est dans votre poche : c'est votre carte d'identité, le fait d'être né dans un pays européen plutôt qu'au fin fond de l'Erythrée. L'économiste Herbert Simon a estimé que votre pays de naissance explique 90% de vos revenus tout au long de votre vie. Le fait que Malte vende des passeports européens pour 650 000 euros - près du double du patrimoine moyen des français - devrait nous rappeler la chance que nous avons de détenir un tel actif sans jamais avoir eu à le payer.

Les parents qui veulent mettre leurs enfants dans la bonne école; le boulanger qui acquiert un savoir-faire pour que son pain soit meilleur que celui de son voisin; l'hypermarché qui occupe le bon terrain, à la sortie de la ville; Tout le monde passe son temps à chercher à obtenir, et à préserver, des rentes. "L'avantage compétitif" tant vanté par les consultants en management n'est rien d'autre qu'une rente.

Les rentes ne sont pas que des mesures anticoncurrentielles nuisibles. La recherche et la constitution de rente est l'essence du processus de progrès économique. La question est de savoir quelles rentes apportent plus d'inconvénients que d'avantages, et comment en réduire les effets nuisibles.

Les privilèges des taxis

Dans le cas des taxis, la rente est constituée par un mécanisme de licence qui réduit l'offre, au détriment des utilisateurs. Il faudrait noter aussi que ce système n'avantage pas les chauffeurs de taxis non plus. Après tout, pour devenir taxis, ils ont dû eux aussi acquérir une licence, et la payer. L'analyse économique conduit à penser que le prix de revente des licences doit se rapprocher de la valeur de ce qu'elles apporteront comme revenu plus tard; qu'au bout du compte le seul vrai bénéficiaire de la licence est celui qui l'a obtenue en premier, sans la payer.

Dans une certaine mesure, la rente des taxis est un moyen d'assurer la paix sociale. Chauffeur de taxi est un métier d'indépendant, sans chef, une source majeure de fierté dans la société française, bien rare, en particulier pour des personnes sans qualifications importantes. Pour de nombreuses personnes licenciées aux alentours de la cinquantaine, investir son indemnité de licenciement dans une licence de taxi est un moyen de conserver une activité en attendant sa retraite. Il y a, dans le conflit entre l'utilisateur de taxi et le chauffeur, un conflit de classe; le cadre aisé qui prend un taxi n'aime guère le contact de ces gens aux goûts et aux manières vulgaires (mais pourquoi passent-ils tous les grosses têtes en faisant des blagues racistes?).

Il y a effectivement un problème, mais celui-ci n'est pas si facile à régler. Guillaume Allègre rappelle opportunément que le problème ne se limite pas à un conflit entre le progrès et les archaismes. Les VTC ne sont pas compétitifs parce qu'ils ont une meilleure technologie, mais simplement parce qu'ils cherchent à s'approprier une partie de la rente des taxis. Ceux-ci se défendent d'une manière inacceptable, mais après tout, comment réagiriez-vous si on détruisait un élément de votre patrimoine, valant des dizaines de milliers d'euros? La destruction créatrice est une excellente chose, sauf lorsque le détruit, c'est vous. Réagirions-nous différemment dans la même situation?

La solution théorique au problème des taxis est simple : racheter, d'une manière existante, toutes les licences existantes, et passer à un nouveau système sans licences. Rien que pour Paris, aux prix du marché actuels, cela coûterait 4 milliards d'euros. Une telle dépense est-elle vraiment justifiée par les avantages (indéniables, en termes d'emploi et de qualité de service pour les consommateurs) qui en résulterait? Il y a d'autres possibilités, complexes et coûteuses. La saga des taxis contre les VTC n'a pas fini de se dérouler, jusqu'au jour ou les voitures sans conducteurs mettront tout le monde d'accord.