La politique économique pour les nuls
Supposons qu'en 2006, avant le début de la crise financière, vous ayez eu envie de savoir ce qu'il faut faire pour la croissance et l'emploi, en cas de crise économique. Vous savez que l'économie n'est certainement pas une science exacte, qu'il y a dans ce domaine des débats parfois virulents. Mais ce n'était pas le cas à l'époque, marquée par un assez large consensus sur le sujet. Vous auriez donc regardé un manuel, ou un cours de base, destiné aux étudiants débutants, pour savoir ce qui constitue l'opinion standard des économistes. Voici ce que vous auriez trouvé :
- Le meilleur instrument en cas de crise économique, ou d'inflation, est la politique monétaire de la banque centrale. Fondamentalement, les récessions s'expliquent par un manque de monnaie dans l'économie. Les problèmes de politique monétaire (en particulier les contraintes liées à l'étalon-or) expliquent l'essentiel de la crise des années 30. L'inflation est aussi un phénomène qui peut être combattu par la politique monétaire.
- La politique budgétaire (essayer de réguler l'activité par la dépense publique ou la fiscalité) ne sert pas à grand chose à cause du point précédent. Dès lors que la banque centrale a décidé de ce qui lui semblait être un objectif, elle peut contrebalancer l'essentiel des actions du gouvernement. Si celui-ci augmente son déficit pour élever la croissance à court terme, la banque centrale augmentera les taux d'intérêt et le gouvernement aura agi en pure perte. On pourrait ajouter que les délais et le mode d'action du gouvernement (un plan de relance doit être voté, mis en place, risque de donner lieu à des marchandages électoraux sordides) en font un instrument peu commode.
- Ces politiques permettent, si elles sont menées à bon escient, de faire en sorte que l'économie produise à son potentiel, c'est à dire, au plein emploi étant données ses structures (infrastructures, niveau d'éducation de la population, système réglementaire, etc). Si l'on veut élever le potentiel de croissance à long terme des économies, il faut modifier ces structures - c'est ce qu'on appelle dans le jargon d'économiste des "réformes structurelles". il est en pratique bien difficile d'identifier ce que sont des réformes structurelles efficaces. Certaines mesures faisaient à l'époque consensus (pour les pays en développement) mais avec des résultats franchement mitigés. De manière générale, il n'y a pas grand chose que les gouvernements puissent faire pour élever la croissance à long terme.
Le débat japonais et la crise financière
Si vous aviez eu envie d'approfondir le sujet, vous auriez constaté que la situation de l'économie japonaise, à l'époque, donnait lieu à de nombreux débats. Se posait en particulier la question de ce que l'on peut faire lorsque la banque centrale n'a "plus de munitions", c'est à dire, qu'elle ne peut plus baisser les taux d'intérêt parce qu'ils sont à zéro. Il se passe en effet des choses étranges lorsque les taux d'intérêt sont à zéro, et la banque centrale a du mal à agir. A ce point, deux thèses étaient présentes. Pour les uns (comme le futur président de la Fed Ben Bernanke), la politique monétaire était encore possible, à condition de recourir à des moyens non conventionnels. Pour d'autres, la politique monétaire était rendue trop impotente par des taux voisins de zéro, ouvrant la nécessité de mener, en parallèle, une politique budgétaire active.
Ce débat n'était pas tranché - les débats économiques ne le sont jamais. On pourrait dire aussi que les économistes se trompent tellement souvent que se préoccuper de ce qu'ils racontent n'est pas très utile.
Mais lorsque la crise est survenue, De nombreux pays ont appliqué le manuel de base des économistes. Certes, cela n'a pas été de soi : la réalité est toujours plus compliquée que les modèles des économistes. Mais dans l'ensemble, la réaction à la crise a correspondu à ce que prévoyaient les manuels, avec les résultats prévus par ceux-ci. Un plan de relance budgétaire aux USA, une politique monétaire expansionniste puis non conventionnelle, menée par Ben Bernanke. Certains économistes lui reprochent de ne pas en avoir fait assez, d'autres auraient voulu un plan de relance budgétaire plus ambitieux (un débat qui reproduit le débat autour du Japon). En Grande Bretagne, la banque centrale a mené une politique expansionniste pour contrebalancer en même temps l'effet du plan d'austérité budgétaire du gouvernement Cameron, sans totalement y parvenir; là encore, c'est ce qu'un manuel d'économie de base aurait prédit.
En somme, l'économie de base ne se sort pas si mal de la crise. D'ailleurs, si vous cherchez un livre de vulgarisation à succès des questions macroéconomiques récent, vous n'y trouverez rien qui aurait choqué un lecteur de manuel d'il y a 10 ans.
L'exception européenne
Mais il y a une région totalement rétive à ce consensus : c'est l'union européenne. Comme le constate l'éditorialiste Wolfgang Munchau, il y a deux principales tribus d'économistes en Europe : Les "fiscalistes" qui prônent une politique budgétaire active; et il y a surtout les "structuralistes" qui constituent l'essentiel des conseillers gouvernementaux, pour lesquels la politique budgétaire ne peut qu'élever la dette publique, et la politique monétaire être inflationniste : seules comptent pour accroître la croissance les "réformes structurelles" consistant à flexibiliser le marché du travail. Et il n'y a pour ainsi dire aucun "monétariste" qui ferait de la politique monétaire l'instrument essentiel de la régulation macroéconomique.
En France, on aura de la peine à trouver un économiste accordant de l'importance à la politique monétaire. Même les plus éloignés du consensus, qui préconisent de sortir de l'euro, le font en se focalisant sur le taux de change (vieille obsession française) et les dévaluations. Après les annonces de la BCE, vous entendrez le plus souvent comme commentaire : "ce que fait la BCE c'est très bien, mais l'essentiel est - de mener un grand plan de relance budgétaire et d'arrêter l'austérité budgétaire - de faire des réformes structurelles du marché du travail". Vous entendrez discuter de réformes. De formation de la main d'oeuvre, etc. Vous aurez bien du mal à trouver des analyses fines de la politique monétaire européenne, ou vous devrez aller dans le monde anglo-saxon. Et vous verrez couramment des analyses monétaires du niveau d'un élève de troisième écrites par des gens très sérieux (au cas ou, voir ce rappel).
Et cette négligence a des conséquences. Ce n'est que depuis que la BCE a avec Mario Draghi un président qui connaît bien ces questions conjoncturelles, parce qu'il a fait ses études au MIT lorsque s'élaborait le consensus actuel, que la situation a commencé à s'améliorer. Sa politique récente revient à faire avec retard ce que les anciens condisciples de Draghi (King en Angleterre, Bernanke aux USA) ont fait il y a 5 ans. Il y a de bonnes raisons de penser que la BCE, a cause de sa construction institutionnelle très particulière, ne peut pas agir aussi facilement que la Fed ou la Banque d'Angleterre; Mais le temps perdu est considérable. L'étrangeté européenne, au regard du consensus économique, est très coûteuse.