Le livre d'économie de la rentrée 2013 est sans conteste "10 idées qui coulent la France", d'Augustin Landier et David Thesmar. Dans un style redoutablement efficace, appuyés sur une belle masse de données et d'analyses, les auteurs y décryptent 10 mythes et fausses évidences qui polluent le débat économique français et conduisent à des politiques inefficaces et nuisibles, au seul bénéfice de quelques lobbys industriels. Et préconisent de cesser de faire des politiques économiques les yeux fixés dans le rétroviseur.
Dix idées néfastes
Les idées reçues que les auteurs démontent peuvent être groupées dans trois grands thèmes. Le premier est celui du fétichisme de l'industrie, "à sauver absolument". Car sans elle, la France sera Disneyland, sans emplois, sans ingénieurs. Le second thème touche au rôle de l'Etat et du marché : le mythe de l'indispensable "état stratège" contre les marchés affligés par la "dictature du court terme" et la "concurrence sauvage" et qui "refusent de prêter aux PME qui en ont tant besoin, préférant la spéculation". Le troisième thème est plus international : la critique de la BCE qui "ruine nos industriels à grands coups d'euro trop fort et de taux d'intérêt trop élevés", la solution qui ne peut venir que de "plus d'Europe" (à condition bien sûr qu'elle soit française) ou de plus de "gouvernance mondiale" (si seulement on faisait un nouveau Bretton Woods).
Leur critique à la mitrailleuse de ces mythes ne surprendra pas les lecteurs assidus de ce blog. On a ici et ailleurs largement dénoncé le fétichisme industriel, l'aversion pour les services, l'obsession de la compétitivité, les perpétuels appels à la subvention pour sauver l'industrie, les sempiternelles inquiétudes nationales sur la valeur de l'euro, le protectionnisme inutile, les non-dits de la question européenne, les politiques de l'emploi assises sur du vent, l'absurdité des appels à la "gouvernance mondiale".
"La désindustrialisation n'est pas un drame; souvent, les intervention publiques ne fonctionnent pas; La gouvernance mondiale n'intéresse que les dirigeants politiques et les journalistes, sans impact concret". Ces réalités sont simples, mais les énoncer dans le débat public national est totalement incongru. Au mieux, cela suscite un haussement d'épaules, au pire, des insultes contre les économistes vendus au grand capital et à l'anti-France. On ne peut qu'apprécier le fait que Thesmar et Landier, avec leur livre et au travers des multiples interviews et articles qui ont accompagné son lancement, aient pris leur bâton de pèlerin pour éclairer les consciences. On n'en fera jamais assez, et leur travail est de salubrité publique.
Pourquoi les mauvaises politiques subsistent
Leur livre est un pamphlet; il est normal qu'il ne traite pas son sujet de manière complète. Mais il laisse deux questions ouvertes. La première est la suivante. Les français sont les champions du pessimisme économique, et de l'insatisfaction envers leurs dirigeants. Comment se fait-il alors que les idées qui conduisent à de mauvaises politiques économiques subsistent? Il devrait y avoir un boulevard pour des idées économiques efficaces et différentes dans un tel contexte.
Selon les auteurs, c'est parce que les français sont myopes et nostalgiques, mais surtout, parce que les politiques qui découlent de ces mythes, si elles nuisent à l'intérêt économique national, bénéficient à des groupes bien organisés. Le fétichisme industriel aboutit à des milliards d'euros de subventions annuelles pour des entreprises au nom de la défense de la "compétitivité nationale". Le rejet de la concurrence bénéficie aux entreprises en place au détriment de l'essentiel de la population. L'invocation de l'Europe permet aux politiques de rendre le reste du monde responsable de leurs insuffisances et de leurs lâchetés.
Cette explication est en partie juste, mais on pourrait en ajouter une autre : les mauvaises politiques subsistent parce que c'est ce que veulent les électeurs. L'économiste Bryan Caplan a ainsi constaté l'existence de quatre biais systématiques dans l'électorat : Le biais productiviste, l'hostilité systématique vis à vis de l'étranger, le biais d'incompréhension du marché, et le biais pessimiste (voir ici). L'auteur ne s'est pas intéressé spécialement au cas français; mais on ne peut qu'être frappé par le parallèle entre ces biais de l'électorat partout dans le monde développé, et les idées reçues critiquées par Thesmar et Landier.
Ces erreurs systématiques sont sans doute particulièrement exacerbées en France; mais elles ne constituent certainement pas une spécificité nationale. Et la raison pour laquelle elles servent de base aux politiques est assez simple : c'est ce que veulent, massivement, les électeurs.
Quel est le coût des idées stupides?
Est-ce grave? Après tout l'expérience montre qu'il est très facile de vivre dans les sociétés modernes en étant largement ignorant. La prospérité ne dépend pas de la clairvoyance de l'électorat (heureusement, sans doute). Néanmoins, cette ignorance et les politiques qu'elle inspire ont un coût. Des ressources publiques dilapidées en subventions inutiles, alors qu'elles auraient pu être mieux utilisées; des activités inefficaces sont soutenues au détriment d'entreprises plus efficaces; tout cela crée un frein constant, sur l'activité économique.
Mais quelle est l'ampleur exacte de cet effet de freinage? Les auteurs ne le disent pas. Jamais ils ne précisent ce que l'on gagnerait à abandonner les politiques assises sur ces mythes nationaux, pour les remplacer par les politiques qu'ils ont décrites dans leur précédent (et remarquable) livre.
Et on peut envisager que ces politiques n'aient qu'un coût très limité. Au pire, les ressources qui y sont consacrées sont gaspillées; mais pour cause de contexte budgétaire contraint, les ressources consacrées sont inversement proportionnelles à la communication qui les accompagne. La France est assez riche pour s'offrir quelques fantaisies.
Et quand bien même leur coût serait élevé, quel serait le bénéfice de l'abandon de ces politiques inadaptées, en étant très optimiste? des dépenses publiques mieux orientées, des déficits, et une dette publique plus faible; un PIB plus élevé. Peut-être un peu de croissance à long terme en plus. Un chômage plus faible. Imaginons 10 points de moins de dette/PIB, un dixième de point de croissance annuel en plus, un déficit public dans les clous européens, un chômage aux alentours des 7%. Ce serait déjà une conséquence exceptionnelle, inespérée, de l'abandon des mauvaises idées et politiques dénoncées par les auteurs. Il est clair que cela serait bon à prendre par les temps qui courent. Mais cela ne changerait pas de façon majeure la situation de l'économie française. Et étant donné l'enracinement de ces idées dans le débat public, agir à contre-courant aurait un coût politique considérable. pour parler franc, ce serait l'émeute.
Et ce n'est pas une surprise. Lorsqu'on cherche à mesurer l'impact des politiques gouvernementales sur la croissance à long terme, il est bien difficile de trouver quoi que ce soit de systématique, en dehors de quelques politiques évidentes (comme la comparaison de politique économique entre les deux Corées). Pour le reste, il est bien difficile de mesurer des différences significatives à long terme entre des modèles économiques aussi différents que la Suède ou les USA. Les grandes questions - l'ampleur du rôle de l'Etat, les impôts, l'Etat-providence, semblent n'avoir aucune conséquence. Ce n'est pas si étonnant que cela : la croissance économique à long terme est déterminée par des facteurs sur lesquels l'intervention publique n'a que peu d'influence. Peut-être que partout et toujours les politiques seront sous-optimales; peut-être que la croissance à long terme n'est pas un domaine sur lequel les gouvernements peuvent avoir une grande capacité d'action.
Thesmar et Landier apportent une contribution majeure au débat public, pour laquelle on ne les félicitera jamais assez. Mais les idées de ce débat public n'ont pas l'influence qu'on croit. La performance de l'économie française, ni très bonne ni très mauvaise, a de bonnes chances de le rester, en dépit des politiques et des idées.