Le "choc de compétitivité" est à la mode. Avant même sa sortie, le rapport Gallois est âprement débattu. L'institut de l'entreprise a émis son propre rapport sur le sujet. Dans le Monde du 24 octobre, 4 économistes préconisent une dévaluation fiscale, c'est-à-dire selon leurs propres termes "un choc de compétitivité" consistant à déplacer une partie du coût de la protection sociale des cotisations employeurs sur les salaires vers d'autres impôts (TVA, CSG, taxes écologiques).
Et les auteurs d'expliquer qu'un choc de compétitivité ne fait que "dupliquer l'effet" d'une dévaluation monétaire, devenue nécessaire car depuis 10 ans, "l'avantage français en matière de coût du travail sur les coûts allemands a disparu, mais dans le même temps la France n'a pas rattrapé l'Allemagne en matière de qualité des produits". Faisons le point sur l'argument.
Tout d'abord, la compétitivité d'un pays, ça n'existe pas. Ou du moins, cela ne peut pas être défini précisément, et cela n'a qu'un rapport lointain avec la prospérité et le bien-être de ses habitants. En revanche, la compétitivité d'une entreprise peut être définie: c'est sa capacité à vendre durablement ses produits à un prix supérieur à ses coûts. On distingue en général la compétitivité coût - vendre la même chose que ses concurrents, mais en ayant des coûts plus bas - et la compétitivité produit - vendre quelque chose qui est perçu par les clients comme plus attrayant que la concurrence, ce qui les conduit à ne pas se préoccuper du prix.
De la différence entre compétitivité d'une entreprise et d'un pays
On pourrait donc définir alors la "compétitivité française" comme celle, en pratique, des entreprises françaises soumises à la concurrence étrangère, qui fabriquent des produits exportables ou soumis à la concurrence des importations. Au passage, cette définition peut paraître évidente mais ne l'est pas. Supposez que Renault invente un modèle de voiture révolutionnaire, qui le conduit à devenir premier producteur européen mais cause la faillite de Peugeot : la compétitivité française a-t-elle augmenté ou diminué? Mais passons sur ces problèmes, et évitons (pour l'instant) de nous demander si la compétitivité est une bonne ou une mauvaise chose pour l'économie française dans son ensemble.
Et reprenons l'argument majeur en faveur du "choc de compétitivité": l'avantage coût des produits français a diminué, sans que l'avantage hors coût n'ait augmenté, et il faut corriger ce problème. Déplacer les cotisations sociales sur d'autres taxes est alors l'équivalent d'une dévaluation du franc. Les auteurs font justement référence à Keynes qui préconisait, en 1931, dans un contexte où l'étalon-or empêchait toute politique monétaire autonome, de produire les mêmes effets sur l'économie britannique à l'aide d'un système de taxe sur les importations et de subventions aux exportations. Mais si vraiment c'est une nécessité pour l'économie française, pourquoi ne pas directement faire cela?
Le choc de compétitivité, une hypocrisie anti-européenne
En d'autres termes, les auteurs nous expliquent que la situation de l'économie française requiert une dévaluation du franc; si ce n'est pas possible, des mesures protectionnistes. Et à défaut, une dévaluation fiscale. Mais pourquoi donc ne préconisent-ils pas une sortie de l'euro et des mesures protectionnistes, si la dévaluation fiscale en est l'exact équivalent?
La réponse est simple : proposer la sortie de l'euro ou le protectionnisme français est incompatible avec la construction européenne. Mais dans ce cas, une dévaluation fiscale est tout aussi incompatible avec la construction européenne. C'est le problème de la compétitivité : elle ne se définit que par rapport aux autres. En l’occurrence, le choc de compétitivité vise à limiter les pertes d'emploi à Aulnay-Sous-Bois en les reportant en Belgique ou en Grande-Bretagne. C'est une politique non-coopérative, anti-européenne, l'hypocrisie en plus.
Pas d'effort des entreprises mais des coups de pouce de l'Etat
Jusqu'aux années 80, la compétitivité-prix de l'industrie française était régulièrement rétablie par des dévaluations, âprement négociées avec les autres pays dans le cadre du système de Bretton Woods d'abord, du Système Monétaire Européen ensuite. Les fonctionnaires des finances avaient même acquis une certaine dextérité pour obtenir des dévaluations de leurs partenaires et les afficher de manière favorable.
Comme le rappelle Frédéric Lordon dans "les quadratures de la politique économique" le tournant de 1983, la stratégie de désinflation compétitive, visait à sortir de cette logique qui conduisait les entreprises françaises à ne pas faire d'efforts de compétitivité suffisants, persuadées de pouvoir obtenir un coup de pouce de l'Etat sous la forme d'une dévaluation. Privées de cet avantage, les entreprises allaient imiter les entreprises exportatrices allemandes (ha, déjà le modèle allemand...) et monter en gamme, pour se focaliser sur la compétitivité hors-prix. Le passage à l'euro consacrait cette évolution en excluant d'avance toute dévaluation.
Trente ans plus tard, le constat s'impose : c'est un échec. Les entreprises françaises sont toujours incapables de gagner suffisamment en compétitivité hors-prix pour se passer d'un dopant monétaire, ou équivalent, de temps en temps. Cela devrait nous servir d'inspiration : le raisonnement "un coup de pouce à la compétitivité-prix, et des efforts d'investissement dans la recherche, l'innovation, la montée en gamme, etc", cela ne fait jamais que trente ans qu'on le tient, sans résultat. Faire un rapport sur la compétitivité, on a déjà essayé aussi. Pourquoi cela devrait-il mieux marcher cette fois-ci que les précédentes?
Dilemme européen
C'est que la compétitivité est une donnée relative : elle ne se définit que par rapport aux autres. Les efforts de compétitivité d'un pays sont peine perdue si tout le monde essaie d'accroître sa compétitivité en même temps. Surtout en période de crise, et lorsqu'il y a du chemin à faire. On retombe donc toujours sur le dilemme européen, et le fait que l'euro ne fonctionne pas. Dès lors:
- Soit on prend acte de cet échec, ce qui implique de retrouver la flexibilité des taux de change, donc un abandon de l'euro. Nos auteurs qui citent les années 30 et les recommandations de Keynes oublient de dire que les substituts fiscaux aux dévaluations n'ont servi à rien qu'à produire une escalade de protectionnisme, et que seule la sortie de l'étalon-or a permis le début d'une sortie de crise.
- Soit un saut vers plus d'intégration européenne, qui ferait disparaître les politiques nationales de compétitivité. Mais il ne faut pas se leurrer sur les conséquences: cela fera des gagnants et des perdants. Des régions entières seraient vouées à subir le sort du Nord-Pas de Calais dans les années 80, "pas compétitif" par rapport à l'Ile-de-France, et depuis sujet à un chômage massif et des transferts permanents.
C'est le principal non-dit de tous ces débats sur la compétitivité : en creux, c'est l'opportunité et la possibilité de la construction européenne qu'ils mettent en doute.
Eviter de se poser les vraies questions
Il y en a un autre : en pratique, transférer les cotisations sociales sur d'autres taxes, trouver que la protection sociale pèse trop sur le travail en France, et que cela dissuade l'emploi, est parfaitement défendable. Vouloir créer des emplois en baissant le coût du travail, en élevant les marges des entreprises, et en faisant supporter le coût de l'opération sur les fonctionnaires, les retraités, les bénéficiaires de minima sociaux, etc, n'est pas forcément stupide, mais politiquement pas très vendeur, surtout pour un gouvernement de gauche.
Alors, faire passer la pilule en appelant au grand sursaut patriotique, en expliquant que c'est nécessaire pour aider nos champions nationaux dans la grande compétition pour le marché mondial, est politiquement plus acceptable. L'obsession de la compétitivité est dans ce cas un pieux mensonge, pour faire passer des politiques utiles, mais peu populaires. C'est possible, mais cela reste une diversion, qui évite de nous poser les vraies questions : la pérennité de ces institutions majeures que sont nos systèmes sociaux et construction européenne.