D'après son président, Chypre ne quittera pas la zone euro. D'autres sont moins certains; pour l'économiste Paul Krugman, Chypre devrait dès maintenant, quitter la zone euro. Point de situation:
En pratique, Chypre n'est plus vraiment dans la zone euro
Comme l'ont remarqué de nombreux commentateurs, depuis que des contrôles des capitaux sont en place à Chypre, si la monnaie chypriote s'appelle toujours l'euro, en pratique, un euro dans une banque chypriote n'est plus équivalent à un euro ailleurs. Les comptes supérieurs à 100 000 euros sont bloqués, les retraits sont limités, ainsi que les capacités de transfert de son argent hors des frontières chypriotes. Tant que ces contrôles sont en place - et on ne sait pas quand ils seront levés - Chypre a une autre devise, dont la parité est officiellement fixée à un euro, comme le dollar des Bahamas par rapport au dollar américain.
Ces contrôles lèvent l'un des principaux obstacles avancés jusqu'à présent à la sortie de l'euro d'un pays; la désorganisation économique qui en résulterait, la nécessité de mettre en place des contrôles de capitaux drastiques pour éviter des sorties de devises le temps du changement de monnaie. Ces contrôles sont en place et une bonne partie des sorties de capitaux a déjà eu lieu; En pratique, il devient donc possible pour le pays de revenir à son ancienne devise, la livre chypriote. Mais pour quel intérêt?
Perspectives très sombres
Economiquement, la situation de Chypre est la suivante. Depuis l'invasion de sa partie nord par la Turquie, il y a près de 40 ans, le pays avait développé son secteur financier en offrant aux entreprises un système fiscal très attrayant, des accords fiscaux avec d'autres pays, et un système juridique fiable. Une entreprise russe installée à Chypre pouvait ainsi payer son impôt sur les bénéfices au taux (très modéré) chypriote et ne payer aucun impôt sur ses activités en Russie. C'est une stratégie habituelle pour de nombreux petits pays; Il y a par exemple bien plus de sociétés russes aux Pays-Bas qu'à Chypre, et l'Irlande s'est aussi développée de cette façon.
Ce modèle économique avait été sérieusement écorné par l'incurie du gouvernement précédent - qui a par exemple causé la destruction de la principale centrale électrique du pays en stockant des munitions iraniennes saisies juste à côté - et par la crise de la zone euro. Il est mort définitivement avec le plan de sauvetage du pays, et les tergiversations qui ont précédé. Les investisseurs russes reçoivent déjà des coups de téléphone de banques Maltaises, Lituaniennes, Allemandes, Suisses, qui leur proposent de délocaliser leurs activités chypriotes; les exportations de services vont s'arrêter brutalement, et le tourisme en subira aussi l'impact.
Désormais, le pays se retrouve avec une dette publique représentant 140% de son PIB, la perspective d'une récession encore plus violente qu'en Grèce qui pourrait rapidement conduire à une baisse de 20% de son PIB (ce qui éleverait encore le poids de sa dette publique, aux alentours de 180% du PIB, un niveau considéré comme insoutenable par le FMI). Il y a bien la perspective lointaine de gisements gaziers sous-marins à exploiter, mais ceux-ci font l'objet de disputes avec les pays voisins, en particulier la Turquie et la zone nord occupée. Par ailleurs, ces actifs pourraient bien être saisis par l'Europe pour assurer le remboursement du prêt du plan de sauvetage.
Une dévaluation bénéfique?
Dans ces conditions dramatiques, une sortie de l'euro et une dévaluation de la nouvelle monnaie apporterait-elle des avantages? Les effets d'une dévaluation sont connus. D'un côté, cela élève le prix des importations, et donc dégrade le solde extérieur et appauvrit les habitants. De l'autre, cela accroît la compétitivité des secteurs exportateurs. La combinaison de ces effets donne lieu à ce que les économistes appellent la courbe en J.
Le secteur du tourisme chypriote pourrait bénéficier du gain de compétitivité lié à une dévaluation; mais ce secteur est en déclin depuis des années et nécessiterait des investissements. Le pays exporte beaucoup (40% de son PIB) mais dans des activités qui dépendent fortement des importations. Les engrais pour l'agriculture, le pétrole pour l'industrie chimique, l'énergie, les biens d'investissement, tout est importé. Il risquerait donc de n'y avoir aucun gain à une dévaluation, dans la mesure ou le renchérissement des importations se répercuterait instantanément dans les exportations, anéantissant les gains de compétitivité. Il faudrait s'attendre à une dévaluation très forte, la valeur de la nouvelle devise divisée par deux ou plus par rapport à l'euro, et une inflation considérable, de l'ordre de 30-40% la première année, et un effondrement du niveau de vie des habitants.
Cette dévaluation causerait dans le même temps une explosion du poids de la dette publique, puisque celle-ci est libellée en euros. Le pays se trouverait donc dans l'obligation de faire défaut. Cela dit, cet argument ne doit pas être poussé trop loin; en l'état, la dette publique est trop élevée et va voir son poids devenir intenable sous l'effet de la récession à venir. Il paraît difficile de voir comment Chypre pourrait, dans ou en dehors de l'euro, éviter un défaut sur sa dette.
Par ailleurs, si les conséquences d'une dévaluation sont effectivement dramatiques pour les habitants du pays, l'ajustement devra de toute façon avoir lieu. Dès lors que la principale activité du pays, qui lui apportait les devises nécessaires pour acheter ses produits importés, disparaît, le niveau de vie des habitants va de toute façon diminuer drastiquement. Et il n'y a que deux façons d'y arriver : soit par une dévaluation, soit par des années de déflation, de baisse des prix et des salaires. Le choix pour les chypriotes se résume donc à une dévaluation extrêmement violente, à l'Argentine, un appauvrissement majeur, avec la perspective d'une amélioration par la suite lorsque la compétitivité du pays aura bénéficié de celle-ci. Ou alors, des années d'effondrement lent, de chute des salaires et des prix, et de récession permanente. La dévaluation est certainement un saut dans l'inconnu; les alternatives ne sont pas meilleures.
Les aspects politiques
En somme, l'économie seule ne permet pas de conclure sur l'opportunité d'une sortie de la zone euro pour Chypre. Il faut y ajouter la dimension politique, à l'origine de l'entrée du pays dans l'Union Européenne au départ. Chypre redoute avant tout la Turquie, envahisseur de la partie nord, qui pourrait vouloir imposer une réunification de l'île à des conditions déplaisantes pour le Sud. Il faut noter que cette crainte est relative, le statu quo est à l'avantage de la Turquie; des militaires turcs de haut rang utilisent la partie nord de l'île (qui est un trou noir légal) pour se livrer à toutes sortes d'activités très rémunératrices.
Néanmoins, pour Chypre, un défaut unilatéral ou une sortie de l'euro (cette dernière ayant des conséquences très lourdes sur la zone euro dans son ensemble) les précipiterait sous la dépendance de la Russie, à l'exemple de l'Equateur vis à vis de la Chine. Ces arguments les condamnent à devoir, pour l'instant au moins, continuer de faire les bons petits soldats vis à vis de l'Union Européenne.
On ne manque pas de commentateurs qui cherchent une morale à l'affaire de Chypre. Ce paradis fiscal, à l'avantage des oligarques russes, n'aurait eu que ce qu'il mérite; la réalité est bien plus simple. Chypre fait les frais d'une règle énoncée il y a bien longtemps par Thucydide : les forts font ce qu'ils veulent, les faibles doivent leur céder. Loin d'être un partenariat entre égaux, l'Union Européenne est un assemblage de pays dans lequel les logiques d'intérêt national triomphent, au bénéfice des pays les plus puissants. Est-ce vraiment ce que les européens veulent?