Pendant 12 ans, la justice a empêché les services d’immigration allemands d'expulser vers la Tunisie l'islamiste Sami A., pour ne pas l'exposer à la torture. La semaine dernière, ils l'ont fait quand-même. Déclenchant un scandale qui pourrait atteindre le (déjà) controversé ministre de l'Intérieur Horst Seehofer.
Peut-on expulser un fiché S s’il risque des tortures dans son pays d'origine ? Voilà la question centrale dans l’affaire Sami A., qui occupe la presse allemande depuis des années. La police et l’Office fédéral de protection de la constitution ont des raisons de penser que le Tunisien a fait partie d’Al-Qaïda et a protégé le chef due l'organisation terroriste, Oussama ben Laden, en 2000. Depuis longtemps, les services d’immigration allemands tentaient de l’expulser, mais en ont toujours été empêchés par les tribunaux, unanimes : l’Allemagne ne peut reconduire un immigré dans un pays où l’attend un traitement inhumain.
Après des années de bras de fer, coup de théâtre : dans la nuit de jeudi à vendredi, Sami A. a été soudainement reconduit à Enfidha en Tunisie - alors qu’une ordonnance juridique du même jour l’interdisait. C’est un scandale administratif qui remonte jusqu'au plus haut niveau du gouvernement allemand. Le ministre de l’Intérieur Horst Seehofer se retrouve à nouveau sous le feu des critiques : c'est lui qui supervise les services d’immigration allemands (Bamf), il est connu pour vouloir durcir la politique migratoire, et le voilà tenu directement responsable de la gestion de l’affaire Sami A.
Un islamiste connu des autorités allemandes et tunisiennes
Le Tunisien est arrivé en Allemagne pour la première fois en 1997, avec un visa étudiant. Deux ans plus tard, il est suspecté d’avoir effectué une formation militaire chez Al-Qaïda dans la zone frontalière entre l’Afghanistan et Pakistan, avant de grimper les échelons jusqu’à la garde rapprochée d’Oussama Ben Laden lui-même. Sami A. prétend ne jamais avoir fait partie d'un camp terroriste, mais avoir reçu une formation religieuse. Dès la fin 2000, il rentre en Allemagne, où il travaille en tant que prédicateur dans le milieu salafiste. Le parquet fédéral lance une première enquête à son encontre en 2006 pour appartenance à un groupe terroriste, mais doit rapidement abandonner, faute de preuves. Plusieurs fois, les services d’immigration allemands entament des procédures pour expulser Sami A. - à chaque fois, il porte plainte et à chaque fois, il obtient gain de cause. Quatre tribunaux différents ont désormais jugé que le risque que le quadragénaire soit torturé en Tunisie sont trop élevés pour qu’il y soit reconduit. En avril 2017, le père de famille a été fiché S (“Gefährder” en Allemagne) par le ministère de l'Intérieur de Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Depuis, il devait se présenter quotidiennement à la police.
Une procédure d'expulsion qui fait débat
C'est à l'occasion de l'un de ces contrôles, que Sami A. est arrêté le 18 juin. Le Bamf a ordonné son expulsion immédiate, le service estimant que la situation des droits de l’Homme a changé en Tunisie. En détention avant sa reconduite, l’homme porte à nouveau plainte devant le tribunal administratif de Gelsenkirchen. Mais l’ordonnance en sa faveur, faite dans l’urgence pour stopper son départ, parvient au Bamf quelques heures trop tard : après avoir changé la date d’expulsion, le service d’immigration a omis de communiquer la nouvelle et a ainsi devancé les juristes. La cour dénonce la démarche comme “grossièrement illégitime” et exige le retour immédiat du fiché S. Or, le ministre des immigrés de Rhénanie-du-Nord-Westphalie a fait appel - et la justice tunisienne réclame désormais la responsabilité juridique sur Sami A. Si elle refuse de le retourner aux autorités allemandes, cela pourrait être la fin de l’affaire.
Nouvelle polémique autour de Horst Seehofer
Sami A., lui, déclare ce mardi au quotidien à scandale Bild avoir été “enlevé”. “J’ai dit à la police : vous ne pouvez pas faire ça, le tribunal a interdit mon expulsion! Mais ils ont répondu que l’ordre venait de tout en haut et que je ne pouvais rien faire.” La père de famille affirme de ne pas avoir pu contacter son avocat, ni sa femme et ses enfants. D’après lui, les accusations à son encontre sont “inventées de toutes pièces” : il prétend qu’il n’a jamais été au service d’Osama ben Laden, qu’il n’a jamais été en Afghanistan. “C’est du pure racisme, le fait que j’ai été expulsé d’Allemagne. Parce que le ministre de l’Intérieur ne me veut plus dans le pays.”
Ce sont de lourdes accusations, qui mettent directement en cause Horst Seehofer. Une porte-parole a confirmé que le ministre de l’Intérieur était au courant des plans de cette expulsion, en faveur de laquelle il s’était plusieurs fois exprimé. Mais, assure-t-elle, “il n’y a eu aucune prise d’influence sur aucune étape de la procédure”. L’opposition dans la région de Rhénanie-du-Nord-Westphalie n’en est pas convaincue. Aujourd’hui, elle s’est réunie pour débattre sur ce soupçon grave : le tribunal a-t-il été délibérément trompé pour mener à bien l’expulsion ? De même, le président des Verts, Robert Habeck, a confié à la Süddeutsche Zeitung : “Il faut élucider si le ministre de l’Intérieur Horst Seehofer a personnellement essayé de violer la loi et de contourner la décision du tribunal.” L’élu social-démocrate Sven Wolf a même déposé plainte contre le ministre.
C'est un nouveau coup dur pour Horst Seehofer, déjà affaibli par son long bras de fer concernant l'asile avec la chancelière et le récent scandale autour du suicide d'un expulsé afghan.
Par Anja Maiwald