Summer session #5 – L’automate qui jouait aux échecs

Fraudes, arnaques et canulars ne sont pas réservés aux escrocs bien décidés à escroquer les bonnes poires. De siècle en siècle, certains faux ont atteint des sommets de sophistication. Tout l’été, ce blog reviendra sur les plus mémorables : après l’histoire du prêtre Jean, des lettres de Chasles, des fées de Conan Doyle ou de l’homme de Piltdown, place à l’automate qui battit Napoléon aux échecs.

Un échiquier, le cerveau d’un homme et la puissance d’une machine : si le match a depuis lurette tourné en faveur des ordinateurs, l’affrontement ne date pas d’hier. Mieux, l’humanité crut bien avoir trouvé son maître dès la fin du 18e siècle, à peu près 160 ans avant la naissance des premiers ordinateurs et deux bons siècles avant que Deep Blue ne batte Gary Kasparov aux échecs.

Fort comme un Turc

En 1770, une invention spectaculaire se met à circuler dans les cours de toute l’Europe. Extérieurement, cet automate sophistiqué a l’apparence d’un mannequin grandeur nature, assis derrière une sorte de buffet en bois d’érable, vêtu d’une cape et turban - d’où son surnom de Turc. Avant chaque présentation, on ouvre le meuble pour bien montrer au public que le meuble n’abrite rien d’autres qu’un indescriptible fouillis d’axes et d’engrenages complexes qui tournent et cliquettent dès que le Turc entre en action pour déplacer les pièces de l’échiquier placé devant lui. On ouvre même les portes arrière pour montrer qu’on peut voir à travers tout l’ensemble. La longue pipe que le Turc tient dans sa main gauche, ses yeux gris austères, sa barbe noire et son expression impénétrable donnent aux spectateurs le sentiment déplaisant d’affronter un mage ou un sorcier pétrifié.

Mais la prouesse technique – déjà impressionnante - n’est pas ce qui impressionne la haute société européenne. Le véritable tour, c’est que le mystérieux automate ne se contente pas de déplacer des pièces : il joue réellement aux échecs, s’adapte aux coups de ses adversaires, déploie ses propres stratégies. Et non seulement il joue, mais il joue fichtrement bien, au point de battre certains des meilleurs joueurs de son temps. Passé de main en main et exhibé de cours en cours, de foires en foires et de salons en salons dans toute l’Europe et jusqu’en Amérique, le Turc affronte des dizaines de joueurs de première force pendant… sept décennies. Et accroche au passage à son tableau de chasse quelques célébrités, dont Benjamin Franklin, Napoléon*, Edgard Poe ou Catherine de Russie, les saluant d’un bref mouvement de sa tête mécanique au moment de l’échec et mat.

Cerise sur le gâteau, le Turc mécanique résout l’un des casse-têtes les plus célèbres de son temps, le problème du cavalier, ou comment déplacer la pièce en question de manière à ce qu’elle s’arrête une seule fois sur toutes les cases de l’échiquier.

Longtemps, le doute demeure. Pendant sept bonnes décennies, le public fasciné ne sait plus s’il contemple un automate d’une complexité inouïe, un spectacle d’illusionniste ou un authentique esprit, capable d’animer le corps inerte d’un mannequin de bois. Des marquises s’évanouissent, des comtes s’agacent, des souverains s’émerveillent. Et les joueurs sont bluffés, y compris les rares qui parviennent – difficilement – à battre l’automate.

Trucage génial

Alors ?

Alors évidemment, il y a un truc. La machine, conçue par l’ingénieur hongrois Johann Von Kempelen est bien sûr truquée. Les engrenages qu’on montre avant chaque séance pour démontrer que le meuble est vide n’occupent en réalité qu’un tiers du volume du meuble – pile de quoi laisser à un (petit) complice la place nécessaire pour se glisser sous l’automate.

automate turc v2

Une reconstitution contemporaine de la machine

Sans doute inconfortable, la cachette permet pourtant à l’opérateur de jouer face à son adversaire, grâce à un astucieux système d’aimants et de ficelles. L'échiquier placé sur le meuble est particulièrement fin et chaque pièce possède à sa base un aimant petit, mais puissant. Déplacée sur l’échiquier par le Turc et son partenaire humain, chacune attire sous l’échiquier un autre aimant qui se déplace sur une réplique du plateau, numérotée de 1 à 64 pour permettre au complice de disposer d’une parfaire réplique de la partie. Il ne lui reste plus à ce dernier, éclairé par une simple bougie, qu’à commander l’ensemble du mécanisme : en « surface », le bras du Turc, animé par un jeu de leviers, semble déplacer la pièce de lui-même : il se tourne, ouvre la main et la referme sur tel ou tel pion pour le faire glisser. Il ne restait plus qu’à prévoir quelques cliquetis d’horloge pour que l’illusion soit parfaite…

Promené un peu partout dans le monde et animé par quelques-uns des meilleurs joueurs de l’époque, mis dans la confidence, le Turc colle une impressionnante série de baffes à tout ce que la planète compte de joueurs chevronnés, avant de tomber dans un relatif oubli. Relégué dans les réserves d’un musée de Philadelphie, l’automate disparaît dans un incendie, en juillet 1854.

Échec et mat, cette fois.

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* qui fit paraît-il tout son possible pour l’entourlouper la machine en jouant des coups interdits, avant de demander à rejouer en… aveuglant l’automate à l’aide d’une écharpe. Ce qui ne l’empêcha pas de prendre une tatouille.

 

Publié par jcpiot / Catégories : Actu