Fraudes, arnaques et canulars ne sont pas réservés aux escrocs bien décidés à escroquer les bonnes poires. De siècle en siècle, certains faux ont atteint des sommets de sophistication. Tout l’été, ce blog reviendra sur les plus mémorables, avec un premier épisode qui revient sur un des faux médiévaux le plus célèbre dans une époque qui n’en manquait guère : la lettre du très célèbre et très imaginaire prêtre Jean.
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Vers 1165 commence à circuler dans toutes les chancelleries d’Europe une lettre en latin, initialement adressée à l’empereur byzantin Manuel 1er Comnène et signée d’un personnage étonnant, qui se décrit comme le souverain et le chef chrétien d’un immense empire, au cœur de l’Asie : le prestre Jehan, ou prêtre Jean, « roi des trois indes et de toutes contrées depuis la tour de Babel jusqu’au lieu de sépulture de l’apôtre Thomas ».
L’homme, qui dit descendre en droite ligne des Rois Mages – oui, les trois, autant ne pas mégoter – décrit son royaume comme une terre immense et merveilleuse, qui s’étend de l’Inde aux confins orientaux de la terre, là où le soleil se lève : « notre terre s'étend d'un côté jusqu'à presque quatre mois de marche et, de l'autre, jusqu'à une distance que personne ne peut connaître. Si tu peux dénombrer les étoiles du ciel et le sable de la mer, tu pourras aussi mesurer notre empire et notre puissance ».
Un monde à faire pâlir Game of Thrones
Dans la plus pure tradition des récits de voyageurs du Moyen Age – Marco Polo, au siècle suivant, reste le plus célèbre - le texte oscille entre la description des mœurs et des lois du mystérieux royaume et des détails, disons, surprenants. Dans le domaine de Jean, pas de dragons mais les taureaux ont sept cornes, les rapaces sont assez immenses pour emporter des chevaliers en armure et des créatures semi-humaines se baladent un peu partout avec trois yeux dans le dos. Bien entendu, le merveilleux royaume ne souffre d’aucun mal : tout n’est que luxe, calme et volupté dans cette terre baignée de miel et de lait et traversée par un fleuve immense qui tire sa source du Paradis et charrie émeraudes, saphirs et rubis.
Toutes les valeurs chrétiennes sont évidemment respectées à la lettre. Le vol, la cupidité et le mensonge sont inconnus, les femmes sont belles mais chastes, il n'y a pas de pauvres et le souverain, nouveau Salomon, vit dans le luxe d’un palais sans fenêtres, éclairé par des parois serties de pierres précieuses. Pour faire bon poids, le bon prêtre affirme aussi que son pays abrite la fameuse fontaine de jouvence, source de sa perpétuelle jeunesse.
Chef à la fois religieux et politique, le prêtre Jean ne connait aucun des conflits de pouvoir que traverse l’Occident du 12e siècle. Pas de crise religieuse, pas de conflits entre les dirigeants des 72 provinces de son royaume, pas de bandes de soldats désœuvrées livrées à elles-mêmes mais une armée immense et loyale qui marche en ordre derrière d’immenses croix… Au reste, le prêtre Jean n’a besoin pour contrôler son empire que d’un gigantesque miroir, dont l’immense reflet lui permet de s’en prendre immédiatement au naïf qui aurait la prétention de la lui faire à l’envers.
Aussi fantaisiste qu’elle puisse nous sembler aujourd’hui, la lettre n’en circule pas moins comme une traînée de poudre. Copiée cent fois, transcrites du latin dans toutes les langues d’Europe, la lettre s’enrichit à chaque fois, au gré de l’inspiration ou des intérêts des copistes. De plus en plus fantastique au cours du temps, ce document mouvant et instable – il en existe une bonne centaine de versions - n’en fait pas moins fureur. Pendant plusieurs siècles, beaucoup n’en questionnent pas l’authenticité.
Un allié de poids
Et pour cause : ce souverain qui concentre à la fois le pouvoir religieux et le pouvoir politique apparaît à bien des égards comme un signe de la Providence. Et au cœur des Croisades, l’existence d’un royaume chrétien situé à l’est des terres contrôlées par les musulmans tient de la divine surprise. A travers toute l’Europe, diplomates, chefs de guerre et souverains imaginent déjà une alliance entre les armées occidentales et les forces du prêtre Jean, capables de prendre en tenaille les forces ennemies. Au gré des subtils ajouts qui enrichissent le document originel, chacun cherche à se poser en interlocuteur incontournable du roi merveilleux, à commencer par l’Empereur germanique ou le pape. C’est d’ailleurs l’un d’eux, Alexandre III, qui transforme son médecin personnel en ambassadeur et l’envoie vers l’est à la recherche du Prêtre Jean et de fournir une réponse à sa lettre. Non seulement le malheureux Saint-Père ne recevra aucune réponse à sa bafouille, mais il ne reverra jamais son infortuné médecin non plus, disparu corps et âme quelque part entre l’Asie Mineure et les frontières de l’Inde. La légendaire armée chrétienne orientale ne viendra jamais combattre en Terre sainte et Saladin prend Jérusalem en 1187…
Ce qui ne découragera pas grand monde : aventuriers, voyageurs et explorateurs se lanceront à la recherche du royaume de Jean jusqu’au 17e siècle… Détail amusant, on trouve même des cartes incroyablement précises de cette terre que personne n’a jamais vu…De temps à autre, une authentique découverte relance la vieille légende comme lorsque des commerçants occidentaux croisent l'épouse d’un petit-fils de Gengis Khan, chrétienne convertie, en plein Empire mongol. Ou lorsque des missions portugaises atteignent l'Éthiopie à la fin du 15e siècle et y découvre le royaume d’Abyssinie du Négus, souverain bel et bien chrétien.
Personnage en quête d’auteur
Reste à savoir quel est l’individu qui s’est réveillé un beau matin avec l’idée de produire l’un des faux les plus célèbres du Moyen Age. Le faussaire disposait de toute évidence d’une solide culture historique et littéraire. Le texte est truffé de références aux textes anciens et aux vieilles légendes, en particulier celles qui touchent aux guerres d’Alexandre le Grand, seul souverain occidental à avoir en son temps atteint les rives de l’Indus.
En dépit des recherches des linguistes et des historiens, il y a fort à parier que l’auteur de la lettre initiale ne soit jamais identifié, même si de forts soupçons pèsent sur un évêque de Mayence, qui aurait vu dans cette lettre un moyen de rapprocher l'empire et la papauté afin de relancer la croisade. Pari gagné au demeurant, si falsifié que soit cet espoir.