Fraudes, arnaques et canulars ne sont pas réservés aux truands bien décidés à escroquer les bonnes poires. De siècle en siècle, certains faux ont atteint des sommets de sophistication. Tout l’été, ce blog reviendra sur les plus mémorables : après l’histoire de la lettre du prêtre Jean, place à ce qui reste peut-être comme la plus belle tromperie épistolaire du 19e siècle : l’affaire Chasles.
____________
C’est un drôle de procès qui s’ouvre en février 1870 devant un tribunal parisien.
A ma droite, le plaignant : Michel Chasles, mathématicien de profession et membre de l’Académie des Sciences. A 77 ans, l’homme est au sommet de sa gloire grâce à des travaux de géométrie projective qui l’avaient amené à s’étendre sur les richesses de la très belle notion de rapport anharmonique à laquelle l’auteur de ces lignes peut fièrement affirmer qu’il n’entend pas un traître mot. Mais bref : Chasles est un chercheur hors pair, un homme illustre et un esprit respecté par ses pairs comme par le grand public. Il a même la légion d’honneur, c’est tout dire. Comme Mimie Mathy.
A ma gauche, Denis Vrin-Lucas, dit Vrain-Lucas, dont les pauvres origines sont à l’exact opposé de celles de Chasles. Reste que ce fils de paysan, qui a fait de bonnes études pour son temps, s’est tour à tour retrouvé clerc de notaire, greffier ou avoué avant d’entrer dans un cabinet d’expertise généalogique, spécialisé dans les arbres généalogiques. Plus ou moins fantaisistes, les arbres : le cabinet fournit de faux titres de noblesse aux familles bourgeoises en mal de particule. Un endroit rêvé pour Vrain-Lucas, qui s’y découvre une réelle compétence pour le faux, l’usage de faux, l’escroquerie, le filoutage et la friponnerie. Et un authentique talent pour vieillir à la chandelle et à l'eau sale les encres et les papiers.
Et c’est bien ce qui l’amène devant des juges littéralement sidérés de ce qu’ils découvrent, une presse amusée et un public plié en huit.
Signé Lazare
Neuf ans plus tôt, ce brave Vrain-Lucas s’est présenté au domicile du grand homme avec dans ses sacoches quelques lettres manuscrites à l’air fort anciennes. Il se présente comme l’intermédiaire d’une famille d’aristocrates, héritière de la collection du comte de Bois-Jourdain, grand collectionneur d’antiquités devant l’Éternel et contraint à l’exil par la Révolution. Las, la famille est pour ainsi dire ruinée et n’a d’autres choix que de vendre les plus belles pièces de sa collection. Et voilà notre Chasles qui craque pour trois lettres de Molière, Rabelais et Racine. Le tout pour 900 francs germinal.
En huit ans, Vrain-Lucas va réussir à vendre à Chasles plus de 27 345 lettres, messages et autres autographes pour 140 000 francs-or, signés de 660 grandes figures des lettres, de l’histoire et des arts et échelonnés sur 20 siècles au bas mot.
Le hic ? Tous sont parfaitement faux. Pire, ils sont atrocement grossiers.
Le laissez-passer accordé à Pompée, signé d’un Vercingétorix qui faute d’avoir bien compris les rapports entre César et Pompée, parlait ma foi un français plutôt bon pour le 1er siècle avant notre ère : « « J'octroye le retour du jeune Trogues Pompens auprès de Jules César son maître et ordonne à tous qui ces lettres verront le laissez-passer librement et l'aider au besoin. »
Pas de quoi déranger Chasles qui accumule sans sourciller les documents les plus improbables : une missive d'Alexandre le Grand, roi de Macédoine, une autre signée de Lazare à Saint Pierre ou cette dernière « de Cléopâtre, reyne d’Egypte, à son très amé Jules César, empereur ». C’est tout juste si Cléopâtre ne conclut pas d’un « je t’embrasse mon gros lapin ». Passons sur le fait que César n’a jamais été empereur, c’est surtout le fait que la lettre soit écrite EN FRANÇAIS qui paraît le plus beau, vu d’aujourd’hui…
Comment Chasles, homme d’une rare intelligence, a-t-il pu être se laisser prendre à un pareil faux ? Comment at-il pu avaler d’autres missives légèrement fantaisistes comme cette lettre d’Alexandre le Grand à Aristote, cette autre d’Alcibiade à Périclès ou ce courrier de Charles Quint explique à Rabelais qu’il a « promis 1000 escus à celuy qui trouvera la quadrature du cercle ». Dans une autre, Galilée se plaint auprès de Pascal de sa mauvaise vue : et pour cause : à la date officielle de la lettre, ce cher Galilée est aveugle depuis près de quatre ans.
Le ridicule ne tue peut-être pas mais ça pique un peu quand même
Comment Chasles, sorti d’une école où le latin, l’histoire et les humanités n’étaient pas une option, a-t-il pu se faire avoir 27 000 fois par des courriers TOUS écrits dans un ancien français de cuisine, tendance pseudo-médiévale ? Mystère. Toujours est-il que le petit arrangement entre les deux hommes fonctionne des années, jusqu’à ce que Vrain-Lucas ne vende à Chasles une nouvelle dépêche, signée de Pascal et adressée à Newton – 11 ans à la date de la lettre, mais Chasles n’en est plus à ça près… Mieux : la lettre laisse entendre que Pascal aurait découvert la gravité avant le savant anglais.
Baigné d’orgueil national, le mathématicien offre aussitôt ces lettres à l’Académie des sciences, suivies d’autres, toutes plus fantaisistes que les autres dont ma préférée : une lettre de menaces de Caïn à Abel…
Assez vite, quelques collègues moins naïfs émettent des doutes, mais la stature et la réputation de leur illustre confrère bride un temps les critiques. Pourtant, certains observent que les archives authentiques de la main de Pascal ne manquent pas et que leur écriture n’a strictement rien à voir avec celle des lettres de Chasles, qui n’en démord toujours pas : il fait bien surveiller Vrain-Lucas, mais pour s’assurer que ce dernier ne fuit pas avec les 3000 documents qu’il lui doit encore.
Arrêté en septembre 1869, Vrain-Lucas a le mérite de ne pas nier – au contraire, il se fait une gloire d’avoir ainsi pigeonné l’un des plus grands esprit de son temps. La sanction est clémente pour l’époque : deux ans fermes et quelques centaines de francs d’amende. Vrain-Lucas se fit à nouveau pincer quelques années plus tard, à plusieurs reprises, mais finit paisiblement ses jours comme libraire à Châteaudun. Quant au malheureux Chasles, sa réputation sortit un rien délabrée de l’affaire. Il passa pour un imbécile dans toute l’Europe – auprès des Anglais en particulier, qui avaient gardé l’histoire de Newton en travers de la gorge.
Moralité, la prochaine fois qu'un matheux vantera devant vous une discipline exigeante et éminemment rigoureuse, vous avez la permission de rigoler un bon coup.