Summer session #3 – Conan Doyle, l'homme qui croyait aux fées

Fraudes, arnaques et canulars ne sont pas réservés aux escrocs bien décidés à escroquer les bonnes poires. De siècle en siècle, certains faux ont atteint des sommets de sophistication. Tout l’été, ce blog reviendra sur les plus mémorables : après l’histoire du prêtre Jean et celle des lettres de Chasles, place à deux enfants qui réussirent à entourlouper l’auteur de Sherlock Holmes lui-même.   

Été 1917, Angleterre. Alors que la première guerre mondiale fait rage sur le continent, Frances Griffith, dix ans aux prunes, rentre d’Afrique du Sud et s’installe avec sa mère dans un petit village de Cottingley où vit sa cousine, Elsie Wright, son aînée de cinq ans. Malgré leur différence d’âge, les deux petites s’adorent et passent leur temps à se promener dans la campagne anglaise, entre champs, forêts et chemins creux. On se sent vite loin de tout en se promenant le long de la rivière locale, la Beck, où les deux jeunes filles se rafraichissent souvent les pieds.

Un jour que leurs filles rentrent d’expédition dans un état un peu plus lamentable que d’habitude - griffées par les branchages, les vêtements tâchées et les chaussures détrempées - leurs parents poussent une gueulante d’anthologie. Pour se défendre, les deux gamines se justifient avec toute la célèbre bonne foi enfantine : les orties étaient cachées, la rivière plus profonde que prévu, un chien les a forcées à sauter dans une flaque, etc.

Oh oui, et elles ont joué avec des fées.

Étonnamment, les parents ne les envoient pas illico ranger leur chambre après une courte mais ferme leçon de morale consacrée à la nécessité de ne pas prendre les adultes pour des jambons. Sans tout avaler de l’histoire, ils cherchent à en savoir plus pour deux raisons : d’abord l’extrême conviction des deux cousines et le luxe de détails qu'elles fournissent, ensuite parce que l’histoire ne leur parait pas si invraisemblable. Une opinion qui n’est pas si rare : dans le folklore anglo-saxon, l’existence des fées est restée communément acceptée plus longtemps que dans le nôtre. Au début du XXe siècle encore, bien des Anglais croient toujours au « Petit Peuple ». Et avant de nous payer la tête de ces braves gens, penser au chiffre d’affaires que réalisent aujourd’hui les voyants et les astrologues devrait conduire à un rien de modestie.

L’instant Kodak

Toujours est-il que la maman d’Elsie Wright convainc son mari de prêter aux deux enfants son appareil photo, charge aux petites de… photographier les fameuses fées. Un cadeu énorme, dans tous les sens du terme : en 1917, un appareil photo coûte un rein, pèse au bas mot six bons kilos, ne se manie pas tout à fait comme un smartphone et fonctionne avec des plaques de verre compliquées à utiliser.

Arthur Wright accepte pourtant ; par un beau matin de l’été 1917, il confie aux deux cousines son appareil et une plaque. Il ne faut pas une heure à Frances et Elsie pour rappliquer toutes fiérotes. Le père développe lui-même la plaque et … voit apparaître ceci : cinq silhouettes ailées, gambadant devant la petite Frances.

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Évidemment, pour un regard contemporain, le cliché est très, très moyennement crédible. C’est toute la difficulté de se replacer dans le contexte de l’époque : des images qui nous semblent grossièrement truquées semblaient réalistes à une époque où la photo est encore réservée aux spécialistes. Photographe amateur lui-même, Arthur Wright n’est pourtant pas tombé de la dernière pluie. Passé la première surprise, le voilà vite convaincu que sa fille et sa petite nièce se payent joyeusement de sa binette. Amusé ou curieux, il leur prête pourtant  l’appareil une nouvelle fois. Les cousines ramènent plusieurs autres images qui laisseront Arthur de marbre.

Pour sa femme Polly, en revanche, les photos sont une preuve irréfutable. Pour elle, les petites disent vrai.

Le buzz, version année 20

Les jeunes filles continuent de vivre leur vie sans plus se soucier de l’histoire. Tout juste Frances, la cadette, envoie-t-elle des lettres à ses amies d’Afrique du sud sur le ton « je joue, je fais des maths et puis je photographie des fées, et vous, ça baigne ? ». Mais Polly Wright, férue de spiritisme – la grande mode de l’époque – va forcer la main de tout le monde.

Elle montre les images à un médium après une séance de l’une des  sociétés théosophique qui fleurissent alors un peu partout en Angleterre. Ces sortes de clubs militent à longueur de conférence pour qu’on accepte l’idée que l’occulte existe et qu’on peut communiquer avec les âmes des défunts.. Ridicule ? Pas tant que ça à une époque qui voit des sciences nouvelles se développer à toute vapeur. Pour beaucoup, l’existence des esprits n’a rien de plus impensable que l'hypnose ou la psychanalyse. Alors, des fées, pourquoi pas ? Certains y voient des êtres qui ont évolué à partir des insectes comme l’homme à partir des primates, rien de plus. Des papillons humains.

Le médium de Tante Polly fait publier les images dans les journaux. Un spirite célèbre, Gardner, tombe dessus – un homme particulier, convaincu que sa crédibilité de médium passe par la plus grande rigueur scientifique. Bien décidé à tirer le vrai du faux, il fait étudier de près les clichés des petites par des experts incontesté…. Qui ne décèle aucune trace de trucage.

L’affaire fait déjà grand bruit quand l'implication d’un homme célèbre la fait exploser en 1920.

Conan Doyle s’en mêle

On ne le sait pas toujours, mais  l’homme qui incarne au travers de Sherlock Holmes l’esprit de déduction par excellence était un fou de spiritisme - une tendance que la mort de son fils, tué dans la Somme, a encore renforcé. Dans son deuil, Doyle a envie de croire les deux jeunes filles. Il y apporte toute sa méticulosité – et pour être honnête, avec beaucoup de précautions dans les premiers temps. Pour tester la solidité de leur histoire, il se lance dans une correspondance avec les cousines, qui passent le test haut la main en lui décrivant avec minutie et cohérence les habitudes du Petit Peuple.

Dans le même temps, Doyle multiplie les expertises, notamment autour d’une toute jeune société : Kodak. Tous les spécialistes s’accordent sur un point : aucun n’arrive à détecter de trucage. Poussé par son enthousiasme, Doyle confond ce « je n’ai rien détecté » avec « aucun trucage n’est possible ».

En décembre 1920, Doyle publie un long article accompagné de photos dans le Strand Magazine, où il prend fait et cause pour les deux enfants :

« La reconnaissance de l’existence [des fées] va bousculer l'esprit matérialiste du XXe siècle hors de ses ornières boueuses et lui fera admettre qu'il y a du charme et du mystère dans la vie. Ayant découvert cela, le monde ne trouvera pas si difficile d'accepter le message spirituel, étayé par des preuves matérielles, qui lui a déjà été présenté. »

Paradoxalement, cette prise de position renverse la tendance. Doyle, traité de naïf à longueur de colonnes, est confronté à une lame de fonds de moqueries plus ou moins indulgentes. La palme de la critique la plus  méchante revient à l’écrivain Chesterton : « La mentalité de sir Arthur est bien plus proche de celle de Watson que celle de Holmes ».

Ouille.

Aveu tardif

Le débat fait rage des années mais finit par se perdre dans des détails techniques assez lassants pour que le public passe à autre chose. Conan Doyle y laisse une bonne part de sa crédibilité ; comme le résume un journaliste : « pour obtenir la véritable explication, il ne faut pas s’y connaitre en phénomènes occultes mais plutôt en enfants ».

Il faut attendre… février 1983 pour la fin de l’histoire. Devenues de vénérables grands-mères, Frances et  Elsie avouent enfin leur trucage, d’une simplicité désarmante : elles ont tout simplement fixé des découpages en carton à des herbes avant de les photographier. Temps de pose oblige, le léger flou des clichés obtenus donne aux « fées » ce côté légèrement vaporeux qui leur donne leur touche d’authenticité. Quant à leur long silence, les deux femmes expliqueront avoir été dépassées par l’ampleur de leur blague et ne pas avoir avoué la vérité pour ne pas humilier davantage Conan Doyle, qu’elles admiraient profondément.

Oh, un dernier détail : si les deux farceuses ont fini par avouer que les photos étaient des faux, les deux ont juré jusqu'à l'air mort qu'elles avaient bel et bien vu des fées, l’été 17...

Publié par jcpiot / Catégories : Actu