A l'Opéra-Comique, "La Périchole" d'Offenbach portée par Stéphanie d'Oustrac dans une mise en scène de Valérie Lesort joyeuse et colorée mais sans mélancolie

La Périchole (Stéphanie d'Oustrac) présentée à la cour C) Stefan Brion

Une Périchole d'Offenbach joyeuse et colorée, portée par une Stéphanie d'Oustrac très grande dame et le Piquillo touchant de Philippe Talbot: c'est, dans une mise en scène de Valérie Lesort (complice, souvent, de Christian Hecq pour des créations farfelues et poétiques), le nouveau spectacle de l'Opéra-Comique, accueilli par un public enthousiaste. Cela ne nous empêchera pas, malgré le plaisir qu'on y a pris, d'émettre certaines réserves...

"Chienne d'indigène!"

Elle a existé, cette Périchole. Elle s'appelait Micaëla Villegas, elle était vraiment péruvienne, elle mourut en 1819 à 71 ans, deux ans avant l'indépendance de son pays (et de toute l'Amérique Latine) par le couple Bolivar-San Martin. Le vice-roi du Pérou, qui était un chaud lapin comme Offenbach nous le raconte, la repéra, voulut en faire sa maîtresse mais... On ignore ce qui se passa réellement entre eux, une gifle sans doute de l'une à l'autre et l'on entendit le vice-roi furieux crier: "Perra chola!" ce qui signifiait "Chienne d'indigène". De "Perra chola" à "Périchole", il n'y eut qu'un pas -Si Micaëla Villegas avait gardé sa vertu, elle avait perdu son nom, écrivait Robert de Flers dans Le Figaro en 1920. Cela ne l'empêcha pas de faire carrière et aussi... de revenir quelque peu sur sa décision, ce qui favorisa sa fortune.

Le vice-roi (Tassis Christoyannis) et la Périchole (Stéphanie d'Oustrac) C) Stefan Brion

Le désespoir social

Avant d'être incarnée par Hortense Schneider pour Offenbach, La Périchole fut l'héroïne d'une pièce fameuse de Prosper Mérimée, Le carrosse du Saint-Sacrement dont Jean Renoir tirera un film avec Anna Magnani, Le Carrosse d'or. C'est dire que La Périchole n'était pas une inconnue quand Offenbach et ses librettistes, les fidèles Meilhac et Halévy, s'en emparèrent. Pourtant, après tant de succès parfois faussement burlesques, d'Orphée aux Enfers en Vie parisienne, de Belle Hélène en Grande-Duchesse de Gerolstein, cette Périchole, qui sera le dernier chef-d'oeuvre avant la chute du Second Empire, n'aura qu'un demi-succès. On comprend qu'elle déroutât un peu le public par sa situation de départ, fort peu joyeuse, qui est presque le constat d'une société partagée entre les miséreux et les nantis, avec toutes ses conséquences, le désespoir des uns, l'égoïsme des autres, ce qui est le ferment des révolutions.

Piquillo (Philippe Talbot) entre Panatellas (Eric Hichet) et Hinoyosa (Lionel Peintre) C) Stefan Brion

Se prostituer pour manger?

Ainsi, dans la Lima grouillante de la fin du XVIIIe siècle, La Périchole, chanteuse des rues, et Piquillo, son amoureux paysan, essaient de gagner leur vie en poussant la roucoulade mais ils ne récoltent que de maigres piécettes. Le vice-roi du Pérou, déguisé en... anonyme et les croisant, tombe follement amoureux de la jeune femme qui se résout, tenaillée par la faim, à abandonner Piquillo au profit de la fortune. Mais voici qu'ils seront de nouveau réunis et mariés de force, elle sachant que c'est lui qu'elle épouse, lui ne le sachant pas... avant de découvrir, dans le palais du vice-roi, et après avoir reçu les titres ronflants de Marquis du Mançanarez et comte de Tabago, qu'il a hérité de ces titres pour jouer le rôle, auprès de celle qu'il aime (dont il a compris l'identité quand elle est présentée à la cour), de "cocu content". 

Le bouleversant adieu à l'homme aimé

L'Histoire pullule de ces maîtresses royales dont les maris, gorgés d'avantages, détournent la tête quand ils ne vont pas eux-mêmes chercher ailleurs une bonne fortune. Mais ce n'est pas tout à fait non plus ce dont traite La Périchole. Le tournant de l'histoire en est évidemment cet air, un des plus beaux d'Offenbach, digne des grands airs de Verdi ou de celui de "la Lettre" de l'Eugene Oneguine de Tchaïkovsky: O mon cher amant, je te jure. Avec une lucidité cruelle et désespérée, Périchole renonce à Piquillo au profit de la prostitution -puisqu'elle se met délibérément, à cause de la faim, entre les mains du vice-roi: Et je signe: La Périchole / Qui t'aime mais qui n'en peut plus.

Les Trois Cousines (Julie Goussot, Marie Lenormand, Lucie Peyramaure) et Hinoyosa (Lionel Peintre) C) Stefan Brion

Le temps d'Offenbach, c'était aussi l'époque où de vieux barbons venaient faire leur marché parmi les jeunes danseuses dans le grand foyer de l'Opéra. L'époque où les jeunes comédiennes se trouvaient de richissimes protecteurs. On sait qu'une Sarah Bernhardt, une Hortense Schneider aussi peut-être (qui créa La Périchole), avaient leur fiche de police pour racolage, ce qui n'était rien d'autre que de se chercher, dans leur jeunesse, à leur début, un riche bourgeois qui leur permît de ne pas crever de faim. La Périchole, c'est cet histoire-là, on comprend qu'elle ait dérouté.

Une mise en scène à l'énergie joyeuse, des costumes sublimes

Mais la mise en scène de Valérie Lesort escamote cela. Au profit d'une énergie joyeuse et sans temps mort, dans des décors où dominent les ocres, orange et rouges d'une Amérique Latine fantasmée, où l'on fait la fête (entre deux siestes). Une mise en scène renforcée par l'extraordinaire inventivité des costumes (bravissimo à Vanessa Sannino dont on peut se rendre compte, sur les photos qui accompagnent cette chronique, de la folie créatrice qui est sienne!), la drôlerie des dialogues et de certaines trouvailles (l'apparition des lamas, les cheveux en macaron qui se transforment en pains aux raisins), le dynamisme des déplacements. Cela suffit à ravir un public qui applaudira à tout rompre le spectacle, cela ne suffira pas tout à fait à nous combler...

Piquillo (Philippe Talbot), le vice-roi (Tassis Christoyannis) Périchole (Stéphanie d'Oustrac) C) Stefan Brion

Pas assez de tragique dans cette comédie

D'abord, justement, parce que la dimension mélancolique (on n'ira pas jusqu'au tragique) est complètement oubliée. Un peu aussi à cause d'Offenbach lui-même, qui signe une musique de très haute qualité, aussi bien dans l'émotion (l'air de Piquillo, On me proposait d'être infâme, est magnifique, et magnifiquement rendu par Philippe Talbot), dans les différents "tubes" de l'oeuvre (Mon Dieu que les hommes sont bêtes / O mon cher amant, déjà cité / Il grandira car il est Espagnol/ Ah! quel dîner je viens de faire!) que dans certains moins connus, délicieusement écrits par Meilhac et Halévy: les couplets hilarants des vins (Malaga, Madère, Porto, Alicante) ou ceux, très ironiques, très cruels, chantés à Piquillo par la cour: Eh! bonjour, monsieur le mari! Qu'avez-vous fait de votre femme?... Mais voilà: comme s'il était impossible, pour le favori du temps, de trop égratigner la société qui l'avait nourri, La Périchole finit un peu en eau de boudin, avec une conclusion qui n'en est pas une, aussi contrainte (et "hypocrite") que l'est celle de Tartuffe deux siècles plus tôt.  D'une manière générale -et musicale- cette oeuvre-là s'achève beaucoup moins bien qu'elle n'avait commencé.

Piquillo(Philippe Talbot), Périchole (Stéphanie d'Oustrac) et deux lamas C) Stefan Brion

 

Et trop de danse

Lesort ne cherche pas à s'attaquer à cette ambiguïté-là. Elle tombe aussi dans un travers qui touche beaucoup de ses semblables: la "peur du vide". Remplir la scène de tous les mouvements possible, de tous les tourbillons possible, au détriment du sens de l'oeuvre. Ainsi ces danseurs incessants, femmes en longues robes péruviennes avec les chapeaux incas, hommes qui y rajoutent une moustache au point de faire... turco-péruviens: ils sont bienvenus quand, à la fin de l'acte 1, ils se lancent dans une sorte de french-cancan latino, culotte (chez ces messieurs) comprise. Mais la chorégraphie (de Yohann Têté) lasse quand elle se surajoute au moindre passage orchestral. Et surtout quand elle vient polluer visuellement le tournant de l'oeuvre, l'air déjà cité, O mon cher amant, qui demandait une émotion nue, une Stéphanie d'Oustrac seule et distillant la musique et l'émotion, non, derrière elle, ces gestes de jeu vidéo...

Péricholes, Piquillo, excellents

Une Stéphanie d'Oustrac impeccable qui, en rapport avec sa voix de mezzo ferme et précise, incarne une Périchole grande-dame, sans apitoiement, discrète dans l'émotion, un peu trop sans doute. Philippe Talbot est formidable, colère et désespoir, dignité et burlesque, avec la voix qu'on lui connaît, parfaitement menée: sa caractérisation d'un Piquillo qui pourrait virer au benet est excellente. Très bien aussi le vice-roi de Tassis Christoyannis, plus débonnaire qu'odieux, avec cette insouciance "hors sol" des nobles et des souverains qui conduiront aux révolutions. Lionel Peintre (Don Pedro de Hinoyosa, le gouverneur de la ville), Eric Huchet (Don Miguel de Panatellas, le premier gentilhomme de la chambre, en travesti) sont eux aussi impeccables dans ces rôles de courtisans veules dont raffole Offenbach. En Tarapote, et en vieux prisonnier, Thomas Morris en fait beaucoup mais c'est la mise en scène qui le lui demande. Parmi les "Trois cousines", Julie Goussot est un peu moins bien que Marie Lenormand et Lucie Peyramaure.

Tarapote (Thomas Morris) avec les dames de la cour C) Stefan Brion

Le public est heureux

Excellent choeur (Les Elements) Et Julien Leroy, à la baguette, tient plutôt bien ses troupes, même si l'orchestre de Paris montra des cuivres parfois acides et des cordes manquant de moelleux et de cohésion ici et là. Il n'empêche, répétons-le: le public est heureux. On aura d'ailleurs l'occasion de faire des comparaisons bien intéressantes puisque le Théâtre des Champs-Elysées monte La Périchole en novembre dans une mise en scène de Laurent Pelly. La qualité de la musique et le propos qui l'accompagne le justifient amplement.

La Périchole de Jacques Offenbach, mise en scène de Valérie Lesort, direction musicale de Julien Leroy. Opéra-Comique, Paris, les 17, 19, 21, 23 et 25 mai à 20 heures.