C'est une création de l'Opéra de Paris et c'est aussi une découverte pour nous: l'ultime opéra de Leonard Bernstein, qui en a écrit cependant trois, pas très souvent montés, le plus connu étant Candide. A quiet place, opéra inabouti de l'aveu même de son auteur mais très intéressant tout de même, servi par une belle mise en scène de Krzysztof Warlikowski et la direction pointue, fouillée, de Kent Nagano.
Une production aboutie
On l'attendait avec curiosité, cette création de Leonard Bernstein, une des dernières oeuvres de l'immense chef d'orchestre dont on ignore un peu trop en France la production de compositeur. Est-ce à dire cependant que A quiet place (Un endroit paisible) nous a pleinement satisfait? Répondons oui concernant la production elle-même: mise en scène intelligente de Warlikowski, distribution de qualité par des interprètes rompus à ce genre de musique, direction du vétéran Kent Nagano, grand défenseur de l'oeuvre, qu'il a enregistrée, maîtrisant le langage bernsteinien (il n'est pas le seul), mélange de rythmes syncopés, swingants, et des influences véhiculées par la musique européenne de ce temps (abstraction, polytonalité) jusque de l'autre côté de l'Atlantique.
Une conversation (hystérique) en musique
Bien sûr on ne peut s'empêcher de penser à intervalles réguliers à West Side Story, le chef-d'oeuvre emblématique de Bernstein: ces cellules musicales suspendues, ce travail sur les cuivres et les percussions, notes qui explosent en déflagrations sonores, amorces de mélodies dans les ensembles où (et c'est très américain) les voix, comme dans une conversation en musique, se chevauchent, se répondent ou ne se répondent pas, tentant de prendre la place, criant plus fort, cherchant à imposer leur propre discours. Et soudain, de manière plus mélodieuse, longues interventions de certains personnages, telles d'immenses récitatifs : Sam, le mari veuf qui, brusquement, dit avec violence tout ce qu'il a sur le coeur à la fin de l'enterrement de son épouse; ou, à la fin de l'oeuvre, la très belle confession du fils, Junior, en guise de réconciliation possible avec son père (toujours Sam) qui l'a rejeté, élément majeur de l'hypocrisie sociale pas seulement américaine et raison peut-être de la mort de la mère.
Un opéra inabouti?
Mais les quelques huées qu'on a entendues (tout de suite couvertes par des applaudissements qui allaient aux musiciens et à la mise en scène) tenaient sans doute à l'oeuvre elle-même dont, semble-t-il, Bernstein n'était pas encore satisfait. A quiet place (1986) a été conçu comme un prolongement de Trouble in Tahiti, opéra de 1951 (d'un Bernstein de 33 ans déjà célèbre) où Sam et Dinah, jeune couple, voient déjà poindre durant leur voyage de noces, à travers les coups de canif de l'un et la dépression de l'autre, l'étendue du fossé qui va se creuser entre eux dans l'Amérique faussement heureuse des fifties. Ici (et peut-être eût-il été nécessaire, comme ce fut le cas parfois, d'insérer des morceaux de ce premier opéra dans A quiet place) Dinah est morte. Belle reconstitution en vidéo, dans le style de Sin City (où le noir et blanc n'était rompu que par le rouge du sang versé), de l'accident de voiture, la pluie qui tombe, la route mouillée, les phares qui éblouissent, l le tête-à-queue fatal. Accident ou suicide?
Les névroses de l'Amérique profonde
Curieusement la question ne sera pas posée par les survivants. Sam, le père, fou de douleur et qui voit se réincarner sa femme, fantôme errant à la blondeur si Cate Blanchett, si Tippi Hedren, si Gena Rowlands -la névrose de ces femmes américaines parfaites épouses habituées à ne rien dire et à sourire jusqu'au moment où leur effondrement laisse éclater leur désespoir. Autour de Sam, venus du Canada pour l'enterrement (7 heures. Une route si longue. Le lointain Canada), les deux enfants, Dede, la fille, Junior, le fils, outrageusement gay. Et François, le mari de Dede qui fut l'amant de Junior. Venus du Canada où la vie est plus libre vers ce -Kentucky? Tennessee?- en tout cas Amérique très profonde...
A quiet place est-il trop quiet?
Tragédie américaine? Même pas. On pourrait faire une pièce de théâtre de cette histoire de réconciliation fragile d'une famille autour du cadavre de la mère. Sauf qu'on a vu (au théâtre surtout) des histoires plus profondes, des scènes plus fortes, une plongée plus dévastatrice dans les tabous familiaux d'une nation, d'une société (les Etats-Unis n'étant en cela, et en ces temps-là, qu'un miroir de nous-mêmes, et pas le plus rétrograde), et qu'on attend un drame ou des rebondissements qui ne viennent jamais. Un faux pistolet, le pyjama rose d'un petit garçon (qui regarde, belle idée, une des fameuses leçons de Bernstein du Young Peoples's Concert pour la télévision, consacré par ce bisexuel notoire qu'était Bernstein à un compositeur homosexuel, Tchaïkovsky), la présence d'un mari (de Dede) et amant (de Junior) trop souriant pour être honnête, une fille qui semble ne plus se souvenir des sentiments incestueux de son frère: tout lisse, tout glisse, comme une pierre jetée qui ne rompt jamais la surface d'huile d'un lac éteint. Et c'est cela que l'on regrette: pas assez de drame, de violence. De puissance. De grandeur. D'ambition. Le temps ayant manqué à Bernstein pour y remédier.
Un enterrement burlesque et tragique
Il n'empêche: le spectacle est réussi parce que Krzysztof Warlikowski, trublion talentueux de la mise en scène, a compris que, pour un ouvrage inconnu d'un public, il fallait être le plus lisible possible, mettre en lumière les enjeux de l'oeuvre avec le talent de bien le faire comprendre, ce qui n'interdit pas d'y imprimer sa patte. Et la patte est dans le superbe et long acte initial, par exemple, burlesque et tragique enterrement de Dinah, la scène de Garnier transformée en une sorte de temple protestant où ceux qui ont connu la morte commentent hystériquement ou plus humainement (C'était une gentille dame quand même), parfois à coup de citations bibliques (Le sentier de la vérité est droit et sûr). A ce jeu les plus remarquables, grandes bourgeoises comme l'Amérique des grandes villes en produit à la pelle, sont Helen Schneiderman (Susie) et Emanuela Pascu (Mrs Doc), comme le directeur des funérailles, le ténor Colin Judson, qui essaie de calmer tout ce petit monde. L'oeil impitoyable de Warlikowski orchestre ce caquetage avec maestria, sous l'oeil du personnel funéraire, tous des Noirs, guidé par l'autorité de la très belle Danielle Gabou (danseuse de profession) qui porte en permanence comme une icône la photo de la morte.
Une trop douce réconciliation
C'est là qu'intervient le père (Russell Braun, pas la plus belle voix du monde mais remarquable de présence et de douleur colérique) et que survient Junior (le Canadien Gordon Bintner, une découverte aussi), caricature de gay -Warlikowski, homosexuel lui-même, charge drôlement sa présence de cow-boy en rose et mauve dans le code, un peu, des Village People, pour répondre à une phrase entendue plus tôt sur Dinah, la défunte: Celle dont le fils est une tapette fêlée qui a fui (au Canada) la conscription.
L'acte 2 suit en parallèle un Junior couchant avec un Noir sculptural dans un motel miteux pendant que Dede (l'Irlandaise Claudia Boyle, très juste et très belle présence dans un rôle aux écarts souvent difficiles et qui, en jaune et rose avec bottes blanches, symbolise aussi l'éternel optimisme américain, ce refus de voir la réalité sombre) entame la réconciliation avec le père qui se concrétisera au 3e acte. Avec l'aide de François (Frédéric Antoun, un peu pâle au début mais imposant sa présence peu à peu, même si parfois en difficulté vocale dans les graves délicats de sa tessiture de ténor) dont on comprend qu'il appartient toujours autant à Dede qu'à Junior, symbole de cette réconciliation fragile que Warlikowski installe sans tapage dans une douceur en déséquilibre mais qui est loin d'avoir la force du 1er acte...
La très belle idée de Warlikowski est donc évidemment (ce n'est pas dans le livret) d'avoir, dès l'enterrement, fait surgir le fantôme de Dinah, dont on ne saisit pas immédiatement l'identité, et Johannah Wokalek y impose, on l'a dit, sa présence blonde si américaine. Le remarquable travail de Nagano, sur ces rythmes difficiles qui appartiennent aussi aux comédies musicales, interventions chantées souvent à contretemps de l'écriture orchestrale, contribue encore (orchestre de l'Opéra de Paris dans un excellent soir) à la réussite de A quiet place, création en France peut-être mineure et que certains recevront ainsi même s'il s'agit tout de même d'un Bernstein; et, de toute façon création dans les meilleures conditions possible.
A quiet place de Leonard Bernstein, mise en scène de Krzysztof Warlikowski, direction musicale de Kent Nagano. Opéra-Garnier, Paris, jusqu'au 30 mars.