C'était prévu en live ces jours-ci et jusqu'à la fin mars; mais il faudra se contenter de la captation: la nouvelle production de l'Opéra de Paris est disponible jusqu'au mois d'août. Distribution superbe, mise en scène intéressante de la Néerlandaise Lotte de Beer qui fait ses débuts dans la noble maison.
Un travail lisible et vivant
Mais l'atout, il faut le dire, de cette Aïda, en est d'abord la distribution, qui n'était pas forcément celle prévue, de toute façon il y en avait plusieurs qui devaient se succéder. Un changement majeur: dans le rôle d'Amonasro on n'attendait pas Ludovic Tézier. Sinon, ils sont là, Jonas Kaufmann, Sondra Radvanovsky (superbe Aïda) et, à la place d'Elina Garanca, celle qui devait tenir le rôle avec elle, Ksenia Dudnikova. On ne se plaindra pas, de toute façon, de voir cette création (qui sera, de toute façon, reprise), remplacer un des plus grands ratages d'Olivier Py, commis en 2013. Le travail de Lotte de Beer a au moins l'avantage d'être lisible, vivant, sans temps mort, avec parfois de fort belles idées, surtout dans une seconde partie sobre, dépouillée, resserrée sur la tragédie verdienne et qui nous ménage une fin magnifique.
Une oeuvre pas facile à monter
Aïda n'est pas une oeuvre facile à monter. Commandé par le khédive d'Egypte pour l'inauguration de l'opéra du Caire à un Verdi longtemps réticent (les sommes considérables à lui proposées pesèrent sans doute dans son acceptation), Aïda, créé fin 1871, participait aussi des fêtes pour une autre inauguration, celle du canal de Suez. Verdi n'y assista pas, regrettant, lui qui venait du peuple, que le public soit celui de dignitaires européens et orientaux, absolument pas représentatifs de la vie réelle du pays, au-delà peut-être de l'étrange idée d'un bâtiment sur un sol qui n'en avait ni les traditions ni l'audience pour le remplir.
Oeuvre pas facile à monter parce que, sous la fausse apparence d'un grand spectacle -ballets d'esclaves et de prêtresses, soldats, chants guerriers de victoire (les célèbres Trompettes), modes orientaux que Verdi, plusieurs fois, utilise avec beaucoup de science (cela ne sonne jamais comme une musique de second rang), Aïda est une oeuvre intimiste, qui se concentre sur trois personnages, un homme aimé par deux femmes et qui aime celle qu'il ne devrait pas aimer.
Quelques airs parmi les plus réussis de Verdi
Une histoire d'une simplicité... (pré-)biblique, vieille comme le monde, imaginée par le grand égyptologue de l'époque Auguste Mariette, qui veilla à ce que fût respectée l'atmosphère de l'Egypte ancienne, dont Radamès est le général en chef, qui remporte une victoire sur le peuple éthiopien commandé par Amonasro. Mais personne ne sait qu'Aïda, la jeune esclave qu'aime Radamès alors qu'il est fiancé à la fille du pharaon, Amnéris, est la fille d'Amonasro et il faudra qu'Amonasro, prisonnier, reconnaisse sa fille pour que la tragédie se noue.
Tout est dit. Enfin pas tout. Sur ce thème qui pourrait tourner aux défilés, de chameaux, d'Egyptiens en jupettes et d'esclaves éthiopiennes faisant la danse du ventre (et l'on a vu des productions se livrer à ces spectacles faciles), Verdi a composé quelques airs admirables: le O Celeste Aïda que chante Radamès en début d'oeuvre, l'admirable O patria mia d'Aïda, un des plus beaux airs féminins du compositeur, le Quest'assisa où Amonasro vaincu expose sa noblesse de caractère. Ou encore les duos de Radamès et d'Amnéris, le premier plein d'ambiguïté entre celle qui aime et celui qui n'ose pas ne pas aimer, le second orchestré très justement par Lotte de Beer comme une scène de ménage, quand Amnéris a découvert la vérité: sa condition de femme trahie.
De belles marionnettes africaines
Lotte de Beer, la metteure en scène néerlandaise qui signe sa première mise en scène à l'Opéra de Paris, veut, dit-elle, porter un regard critique sur les représentations européennes des peuples assujettis. Elle a eu pour cela l'idée de faire doubler la chanteuse d'Aïda et le chanteur d'Amonasro par des marionnettes de taille humaine, dessinées par la Zimbabwéenne Virginie Chihota et réalisées ensuite par Mervyn Millar, et que des marionnettistes manipulent à vue, s'interposant entre la "vraie" Aïda et son (ou ses) partenaires. Les marionnettes en question, terreuses, sont très belles, dans le style des sculptures d'un Ousmane Sow, des personnages de Royal de Luxe ou de certaines -évidemment!- traditionnelles africaines comme celles du Mozambique. En outre (et bravo aux marionnettistes dont l'un effectue son travail en rampant!) ce qui pourrait entraver la mise en scène se révèle au contraire d'une belle fluidité, donnant à l'Aïda manipulée une véritable existence -et la manière très élégante dont Sondra Radvanovsky cohabite avec sa "double" concourt à cette réussite.
Faux pas et bonnes idées de mise en scène
Malheureusement Lotte de Beer, pour enfoncer le clou, nous montre au début cette Aïda-là sous vitrine, façon Vénus hottentote, et de beaux messieurs et de belles dames (évidemment occidentaux) en beaux costumes XIXe siècle visiter cette sorte de "Musée de l'homme"... sauf que, comme souvent, le livret de l'opéra vient contredire l'idée de la metteure en scène (c'est la vieille histoire de deux peuples voisins qui se font la guerre, avec un vainqueur et un vaincu!) qui doit l'abandonner en rase campagne, puisque d'ailleurs la campagne (militaire) est finie.
Il reste qu'on n'est pas trop agacé (comme on a pu l'être dans d'autres réalisations) par ce faux pas qui est annexe, car ce spectacle fourmille de belles images et d'idées cette fois excellentes -laisser le choeur d'hommes masqué, ce qui leur donne l'air de conspirateurs inquiétants; faire du grand ballet (avec les fameuses Trompettes) une série de tableaux vivants sur le thème de la peinture historique, Bonaparte au pont d'Arcole de Gros, une Liberté guidant le peuple de Delacroix, une guerre romaine de Poussin (on ne les a pas tous reconnus) et même le fameux groupe de soldats américains à Iwo Jima. C'est très joliment fait et cela se termine par un Radamès -Jonas Kaufmann avec humour- essayant de mettre sa main dans sa redingote pour imiter Napoléon.
En revanche pourquoi les esclaves nubiennes deviennent-elles le harem d'une Amnéris qui ressemble soudain à une tenancière tenant une Apollonide, à qui l'on met des ailes façon Victoire de Samothrace (mais Amnéris garde sa tête)? Alors qu'au contraire cette tête de mort d'où s'écoule du sang a quelque chose de ces prières sacrificielles par lesquelles on implorait le -ou les- dieux et là l'image est signifiante.
Une Aïda émouvante et magnifique
Distribution remarquable, on l'a dit. Sondra Radvanovsky, habituée du rôle, en tête: son Aïda est tenue, de grande beauté vocale aussi bien dans les forte que dans les sons filés. Elle en fait un personnage d'une belle dignité, d'une grande noblesse, sans apparaître en victime -juste idée de l'habiller de noir, comme Amonasro, tenue sobre des personnages qu'on ne voit pas. Et, quoiqu'on soit habitué aux conventions de l'opéra, cette grande femme blonde, n'était la marionnette, aurait peut-être un peu de mal à passer pour une petite esclave éthiopienne...
Déclinons le reste de la distribution
Le Radamès, général vantard, Jonas Kaufmann met beaucoup d'humour à le jouer. Mais il n'est jamais aussi bon que quand l'armure se perce et que l'homme devient un amoureux prêt à sacrifier sa vie. Il est un ton en-dessous dans le O celeste Aïda qui ouvre l'oeuvre, peut-être parce qu'il est difficile de déclarer sa flamme à une marionnette en cage. Mais toute sa fin est magnifique.
Radvanovsky et Kaufmann rejoints par une Ksenia Dudnikova, Amnéris à la hauteur de ses partenaires, belle de timbre sombre, de projection, et qui ne "caricature" jamais. Le côté hautain d'Amnéris, qui pourrait la rendre odieuse, est dosé au millimètre et elle est superbe (et même émouvante) en femme bafouée par l'homme dont elle se croyait aimée. Le grand-prêtre de Dmitri Belosselsky est d'autant plus excellent et terrible que ses paroles sont doucereuses... En revanche le souverain de Solomon Howard (à la tenue plus autrichienne qu'italienne), quoique d'une belle élégance, a plus d'aigus que de graves (incertains), ce qui est ennuyeux pour une basse.
Des images finales que l'on retiendra
Ludovic Tézier, qui inaugure le rôle d'Amonasro sur scène, y met une noblesse qui se transforme brusquement en violence avec le talent qu'on lui connait pour ses héros verdiens qu'il connaît par coeur -un Cd vient de sortir dont nous reparlerons. Et Michele Mariotti tire de l'orchestre de l'Opéra les couleurs et les climats de l'oeuvre, à l'exception de trompettes un peu pâles et légèrement acides dans leur grand passage. Choeurs toujours performants (avantage aux garçons cette fois!)
La scène finale est magnifique. Dans cet immense mausolée ou Radamès est emmuré vivant et où Aïda l'a rejoint, Jonas Kaufmann se couche pour mourir en serrant la marionnette sur lui pendant que Sonia Radvanovsky s'éloigne vers le fond de scène, sa silhouette noire et blonde happée par l'obscurité. Zoom arrière: on découvre à cour Dudnikova recroquevillée sur sa chaise, Amnéris bouleversée par le drame dont elle est l'instigatrice et ressassant sa définitive solitude.
Aïda de Giuseppe Verdi, mise en scène de Lotte de Beer, direction musicale de Michele Mariotti, production de l'Opéra national de Paris enregistrée à l'Opéra-Bastille. Disponible en streaming sur Arte jusqu'au mois d'août.
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