Une nouvelle "Traviata" de Verdi est présentée à l'Opéra de Paris, dans l'écrin rouge et or de Garnier. La mise en scène est due au trublion australien Simon Stone qui, pour en faire une oeuvre moderne, la situe dans le monde 2.0 d'aujourd'hui, mais sans y mettre beaucoup d'émotion. Même si, dans le rôle de Violetta Valéry, la Sud-Africaine Pretty Yende obtient un juste triomphe.
Une Traviata 2.0
Que faire qui n'ait été fait quand on doit s'attaquer à ce monument qu'est La Traviata, l'opéra le plus populaire au monde avec Carmen? Il est bien que Simon Stone se soit posé la question. Être classique et sage, comme l'ancienne mise en scène de Benoît Jacquot que la sienne remplace, sûrement pas! Voici donc une Traviata résolument de notre temps: Violetta crée des parfums, de la mode, ne fonctionne que par SMS, a une vie mondaine dans les endroits les plus branchés de Paris, et Simon Stone s'amuse comme un petit fou à utiliser la vidéo qui s'imprime de manière constante sur le plateau tournant qui décore la scène. Violetta est aussi atteinte d'une maladie "moderne", non la désuète phtisie mais un cancer en récidive fatale.
Des idées visuelles
Le premier acte multiplie donc les idées visuelles dans cet état d'esprit: on se réunit au bar Martina's, où coulent des fontaines à champagne, pour la sortie d'une fragrance nommée Villain, on monte dans une belle voiture blanche en s'envoyant des Uberbisous et Violetta entonne son Sempre libera devant un "Paristanbul" où elle finira l'acte en mangeant son kebab...
Mais Simon Stone, qui vient du théâtre, a cette tendance des metteurs en scène de théâtre (Warlikowski, Marthaler et tant d'autres) à se croire parfois plus intelligents que les opéras qu'il monte. Et l'on se demande comment, en un temps où les princes et les princesses épousent des marchands de poisson, des actrices de second ordre, des handballeurs ou des héritières de tortionnaire, va se justifier la visite du père d'Alfredo s'offusquant de la mésalliance de son fils avec une sorte de Kim Kardashian (d'autant que c'est Pretty Yende qui a nettement plus de classe....)
Violetta, telle Marie-Antoinette
Stone nous invente donc une histoire de prince saoudien à cheval sur les bonnes moeurs (cela fait rire), dans cet acte où, trop souvent, les metteurs en scène ne savent que faire, alors qu'il est si important dramatiquement puisqu'il scelle le destin de Violetta. Du décor tournant émergent Alfredo chantant en foulant du raisin (les plaisirs vignerons de la campagne?), Violetta trayant, telle Marie-Antoinette, une vache (charmante et très sage, et qui fait beaucoup moins peur que le taureau énorme de Moïse et Aaron), une chapelle (un peu russe!) quand Violetta invoque Dieu, un café qui ressemble à une auberge de campagne Ikea peuplée d'étudiants de Sciences-Po. Un bric-à-brac, peu d'émotion, on s'ennuie.
Trop d'idées tuent l'idée?
L'acte de la fête chez Flora est plus réussi: on est chez les carabins, le café affiche un décor lumineux de partouze et le docteur Grenvil (Thomas Dear, sans reproche) arbore un moulage de sexe en érection sur la tempe. L'air des matadors, conduit par Gaston (Julien Dran, très bien aussi), avec un clown Macdonald parmi les "déguisés" et l'arrivée d'Alfredo en Donald, pourrait basculer dans le très inquiétant, n'était la volonté de Stone de choquer le spectateur bourgeois (qui en a vu d'autres, surtout à Paris). Dans l'acte final Violetta est accrochée à un goutte-à-goutte (comme dans la Traviata signée par Deborah Warner en décembre) Belle intuition que, dans son délire, elle imagine tous ses amis de fiesta en tenue de soirée attendant à la porte d'un cabaret infernal rongé par les flammes! La fin de Violetta qui court, poursuivi par Alfredo, Germont père, son docteur et sa suivante, est belle aussi mais pourquoi est-elle emportée, tel le Don Giovanni de Mozart dans la mise en scène d'Ivo Van Hove au mois de juin, dans un torrent de fumée démoniaque? Qu'a fait la pauvre Violetta pour mériter un tel traitement?
Tézier: l'émotion est dans la voix
On ne reprochera donc pas à Simon Stone de manquer d'idées, mais d'en avoir beaucoup trop, et quelques-unes mauvaises, et surtout de manquer d'un axe fort, comme une Deborah Warner il y a peu qui, elle aussi, avait tenté (et réussi) une lecture contemporaine. Cela tourne en rond, comme le décor, et cela laisse aussi les chanteurs sans vraie direction, à l'exception de Pretty Yende qui se débrouille toute seule, comme une grande...
Ainsi de Ludovic Tézier, Germont père, habillé comme un employé de bureau avec une sacoche en bandoulière qu'il finit par laisser tomber tant elle lui colle: étrange pour un homme dont la fille va épouser un prince saoudien! Tézier ne sait quoi faire de sa personne, il est planté là et, heureusement, met dans sa voix l'intensité et les sentiments que lui refuse la mise en scène (magnifique Di Provenza il mar)
Bernheim: beau timbre, un peu indifférent
Plus gênant, Benjamin Bernheim (que la mise en scène tient souvent, à l'exception de la fin, à des kilomètres de sa chérie) ne met guère d'émotion dans son personnage, surtout au début. La voix est belle, bien timbrée, bien projetée, malgré des notes diminuées sans vraie raison ou certains débuts de phrase sans intensité. Il réussit très bien le Lunge da lei (même en foulant du raisin...) ce qui compense un Libiamo qu'on a connu plus en place.
Le triomphe de Pretty Yende
Reste Pretty Yende, qui triomphe. La grâce et la beauté, de sorte qu'on a vraiment du mal à la voir en vulgaire hétaïre (malgré la hideuse perruque argentée dont elle est affublée lors de la seconde fête)! Elle est superbe de facilité dans l'enchaînement redoutable des airs du premier acte (de Follie! Follie! au Sempre libera; et au passage, il faut le redire car on finirait par l'oublier: quelle musique! quelle collection de "tubes" admirables et quelle réussite d'un livret concentré jusqu'à l'asphyxie!) Un peu de fatigue peut-être pendant la seconde fête mais son Addio, del passato et tout le dernier acte sont profondément émouvants.
Traviata, grande tragédie verdienne
Beau travail de Michele Mariotti à la tête d'un orchestre très réactif, car il choisit d'étirer les mouvements lents et surtout de "fouetter" les mouvements rapides en accentuant les contrastes, donnant un dramatisme parfois inédit à l'oeuvre qui, du coup, la rapproche des grandes tragédies verdiennes. On se doit enfin d'ajouter que, après l'ovation qui a accueilli Pretty Yende, et (un peu moins) les autres chanteurs, Simon Stone a été accueilli lui aussi par beaucoup d'applaudissements et des sifflets raisonnables. A croire qu'il a tout compris d'une époque, la nôtre, où l'émotion vraie est devenue un sentiment presque ridicule...
La Traviata de Giuseppe Verdi, mise en scène de Simon Stone, direction musicale de Michele Mariotti, Opéra-Garnier, Paris, jusqu'au 16 octobre.
A noter qu'aucun des trois chanteurs principaux n'assure toutes les représentations. On vous fait grâce d'un calendrier très complexe (il n'y a pas une équipe A et une équipe B) où vous serez peut-être amenés à entendre Zuzana Markova en Violetta, Atalla Ayan en Alfredo et Jean-François Lapointe en Germont. Même Michele Mariotti pourra céder la place à Carlo Montanaro (du 9 au 16 octobre)