Ils étaient six se partageant la scène aux Invalides. Cinq "Révélations des Victoires de la musique classique 2020" et leur marraine, la pianiste Claire Désert, pour ce soir accompagnatrice. Le public: quelques journalistes, c'est hélas encore la règle du " pas le public", c'est-à-dire vous. Vous qui cependant pourrez écouter leurs prestations et nous qui étions là pour vous en rendre compte.
Une génération d'artistes sacrifiée?
Car c'est de plus en plus long pour eux -c'est déjà long pour nous. Imaginez de jeunes artistes qui rêvent de s'exprimer jusqu'à plus soif dans une boulimie de partage et de reconnaissance, et qui ressemblent depuis trop de mois à une génération sacrifiée. On se souvient (au moment où la porte s'était entr'ouverte) du bonheur de Bruno Philippe que nous avions écouté à Lille (chronique du 8 septembre dernier) et qui nous confessait sa tristesse de n'avoir joué que deux fois depuis mars et donc sa joie d'être enfin à donner "en vrai" à des gens qui étaient devant lui pour recevoir... Bonheur indicible pour lui, au-delà du bonheur de défendre un chef-d'oeuvre (le Concerto pour violoncelle de Schumann)
Un bonne marraine trop discrète
Ainsi, quelques-uns d'entre nous disséminés dans cette grande nef, et qui essayaient de se faire mal au main en applaudissant (rassurez-vous, sans se forcer), pour soutenir la soprano Marie Perbost, le ténor Kevin Amiel, les deux violonistes Raphaëlle Moreau et Théotime Langlois de Swarte (violon moderne et violon baroque) et le hautboïste Gabriel Pidoux. Et Claire Désert, la marraine, les soutenant au piano. On lui reprochera, à Claire Désert, dans son désir, en vraie marraine, de laisser au devant de la scène les jeunes musiciens, de se mettre justement parfois trop en retrait - défaut de ses qualités car l'on a déjà constaté qu'elle se mettait volontiers au service ou à l'écoute des "jeunes pousses" et il faut lui rendre hommage pour cela (d'autant que, pour être plus aguerrie, sa frustration de jouer "devant public" est au moins aussi grande)
Le hautbois poétique de Gabriel Pidoux
Petit ballet des musiciens pour ce concert qui sera retransmis par Radio-Classique. Mon coup de coeur allant à Gabriel Pidoux, qui casse la tradition familiale du violoncelle suivie par Raphaël (le papa) et Roland (le grand-père). On ne le regrette pas vu ce qu'il fait de son hautbois. Le son, la délicatesse et la précision, d'abord dans ses jolies transcriptions de La flûte enchantée, l'air de Papageno (celui du pipeur d'oiseaux) et celui, pyrotechnique, de la Reine de la Nuit. Il joue avec Théotime Langlois de Swarte et, comme il a le thème, on trouve d'abord que le violon ne sonne pas très juste. Et puis les rôles s'inversent et, pour exprimer la Reine de la Nuit, les deux trouvent leur entente.
Mais la vraie découverte est cette Sonate de Saint-Saëns composée, nous dit-il (car il nous raconte aussi!), l'année de la mort de Saint-Saëns, avec deux autres sonates, pour clarinette et pour basson (Poulenc a aussi écrit des bijoux semblables à la fin de sa vie). Saint-Saëns a dû écouter la Symphonie cévenole de d'indy ou les Chants d'Auvergne de Canteloube: on croirait entendre un pâtre des montagnes qui accueille le crépuscule d'un air nostalgique et Pidoux le joue avec une élégance poétique remarquable (et il avait bien pris soin auparavant de nous dire, avec humour, que les transcriptions précédentes étaient bien de Mozart lui-même, qui s'empressaient de les écrire avant que d'autres ne le fassent, pour en toucher les droits!)
Au tour des violonistes
Langlois de Swarte retrouve Raphaëlle Moreau pour des Duos de Chostakovitch (deux violons et piano): c'est du Chostakovitch "qui donne des gages", harmonisant ou inventant des mélodies russes qui font pleurer. Mais nos deux complices jouent cela avec un goût parfait, sans en rajouter dans l'épanchement, et en unissant leurs deux sonorités de manière remarquable.
On avait entendu Raphaëlle Moreau déjà. Elle jouera avec une grande justesse et une Claire Désert attentive le si beau et si rare Nocturne de Lili Boulanger, qui a tout ensemble des accents ravéliens et debussystes.
Belle voix, diction à travailler
Restent nos chanteurs. On avait entendu Marie Perbost "pensionnaire" de l'Académie de l'Opéra: elle a la projection, les beaux aigus, le rayonnement, le bonheur de chanter -le sourire; mais aussi la tristesse dans l'air de Pamina, Ach, ich fühl's. Sa Dernière valse de Reynaldo Hahn est exquise (deux amants se séparent en valsant) mais dans L'âme évaporée du même Hahn, on ne comprend pas grand-chose: il faut que Perbost travaille sur sa diction.
Un ténor qui ténorise
Le plus joli moment qu'elle nous offre est le duo de l'Elixir d'amour de Donizetti, Esulti pur la barbara, même si son Adina ne joue pas assez la fureur. Mais on ne va pas lui reprocher, ni à son partenaire, vues les circonstances, de ne pas chercher à caractériser davantage des rôles qu'ils aborderont autrement sur scène et dans la continuité. Ainsi Kevin Amiel (en sneakers de gala comme son camarade de Swarte) chante le tube du même Elixir d'amour, Una furtiva lagrima, avec la puissance d'un général victorieux style Otello ou Radames, alors qu'il s'agit d'un petit paysan (Nemorino) qui déplore d'être indifférent à celle qu'il aime comme un fou. De même sa chanson napolitaine si fameuse (Non ti scordar di me de De Curtis) est trop dans l'énergie et manque un peu de suavité et de roucoulades...
Amiel, solaire, et Perbost, enjouée
Kevin Amiel, tout à la joie d'être dans un lieu où il peut montrer toute sa puissance (et il ne s'en prive pas), nuancerait évidemment ses rôles un peu plus. Il a lui aussi le timbre, les aigus faciles, la projection, l'aisance qu'exigent les rôles souvent solaires des ténors. Il doit prendre garde à ne pas "appuyer" exagérément les notes hautes pour montrer qu'il sait les tenir. Pour revenir à une vraie élégance triste qu'il trouve dans la belle Elégie de Massenet (et Raphaëlle Moreau s'y substitue au violoncelle habituel) où il préfigure le désespoir d'un Werther.
Conclusion enjouée, autour de Marie Perbost: le duo final (qu'elle porte surtout) du Ciboulette de Reynaldo Hahn, avec, car il faut faire la place aux autres, un curieux accompagnement piano-deux violons-hautbois qui sonne moyennement. Vous en jugerez en écoutant ce beau programme, avec son juste équilibre d'airs fameux et de découvertes servis par un groupe de jeunes qui a bien mérité ses récompenses et une Claire Désert en bonne fée qu'on ne sait comment remercier.
Concert des "Révélations des Victoires 2020 de la musique classique" enregistré le 3 décembre en la cathédrale Saint-Louis des Invalides. Avec Claire Désert (piano), Marie Perbost (soprano), Raphaëlle Moreau et Théotime Langlois de Swarte (violons), Kevin Amiel (ténor), Gabriel Pidoux (hautbois). Oeuvres de Mozart, Donizetti, Chostakovitch, Lili Boulanger, Saint-Saëns, Massenet, Hahn et De Curtis.
Diffusion sur Radio Classique le samedi 12 décembre à 21 heures.