C’est le dernier opéra de Gluck et un de ses chefs-d’œuvre. Robert Carsen le transforme en une méditation noire, aidé par deux remarquables chanteurs français, Gaëlle Arquez et Stéphane Degout
Noir, c’est noir, il n’y a guère d’espoir…
Il y a beaucoup de logique dans la mise en scène de Robert Carsen, tout épurée, tout austère qu’elle soit. Pour Carsen l’histoire des Atrides est couleur de deuil. Son Elektra de Richard Strauss à Bastille il y a quelques années (Electre, la sœur d’Iphigénie !) était noire, Iphigénie en Tauride est encore plus noire, prise dans une sorte de tombeau où les ombres des personnages (habillés de noir devant ces surfaces noires) se reflètent, immenses, telles des menaces presque dotées de vie. Seules les épées mettent dans ce décor lugubre une touche argentée…Cohérence, oui. Mais comme Iphigénie en Tauride, aussi sombre qu’en soit l’histoire, met une touche finale heureuse au drame sanglant d’Agamemnon, de Clytemnestre, de leurs ancêtres et de leurs enfants, le tombeau se soulèvera à la fin, laissant la place à la lumière blanche d’une sorte de paradis.
Sauf que ce paradis-là, Carsen l’a déjà utilisé dans sa Flûte enchantée (opéra de Mozart presque contemporain) Et que pour le noir, Ivo van Hove (certes Carsen n’en est pas responsable) nous l’a resservi aussi pour son… Electre de la Comédie-Française. Bon ! On n’exige pas que les crimes sanglants de la sanglante famille se passent dans un décor bouton d’or mais on sature un peu devant ces panneaux à la Soulages où s’écrivent les noms des principaux assassins. Reconnaissons cependant à Carsen d’aller au bout de ses idées, transformant l’opéra en une sorte d’oratorio où la barbarie rôde, sous une forme intelligemment stylisée.
Un oratorio avec danse
Car les chœurs, si présents dans l’œuvre (prêtres, guerriers, peuple des Scythes) sont en fosse, remplacés sur scène par des danseurs qui symbolisent fureur et violence, se frappant, se jetant par terre, s’enlaçant, s’égorgeant, dans une chorégraphie très intelligente de Philippe Giraudeau même si elle encombre un peu le plateau. Iphigénie circule au milieu de tout ce monde, prêtresse de Diane enlevée par la déesse avant d’être sacrifiée par son propre père, Agamemnon, et déposée en Tauride (l’actuelle Crimée) dont le roi Thoas s’est entendu prophétiser qu’il serait tué par un étranger. En voici justement deux, Grecs échoués sur le rivage. Ordre est donné de les sacrifier à Iphigénie, qui ignore qu’il s’agit de son frère, Oreste et de l’ami de celui-ci, Pylade. Mais le sacrifice n’aura pas lieu, Thoas sera tué selon la prophétie, par Pylade, et Diane, du haut de l’Olympe (en l’occurrence du haut du deuxième balcon du théâtre), mettra fin au massacre car « Vous avez trop souvent, dans ces climats sauvages, déshonoré mon culte et souillé mes autels / Oreste, tes remords effacent tes forfaits. Je prends soin de ta destinée » Belle intervention de Catherine Trottmann)
Musique humaine, si humaine
Tous les mélomanes à qui les ajouts, parfois passionnants et parfois parfaitement hors sujet, de Warlikowski à Garnier dans cette même oeuvre, avaient encore récemment tapé sur les nerfs vont aimer cette production, qui a d’abord l’immense mérite de ne jamais nous détourner de la musique de Gluck. Une musique admirable, qui réussit le miracle d’un héroïsme humain : à la fois véhémente, voire violente, mais presque racinienne dans son attention aux personnages, du désarroi existentiel d’Iphigénie (« Je t’implore et je tremble, ô Déesse implacable ») aux déplorations suicidaires d’Oreste et à la douloureuse amitié de Pylade. Même le roi Thoas, dont Warlikowski faisait un pitre, est ici, grâce aussi à un Alexandre Duhamel foudroyant de timbre, un être qui a peur et qui montre ses faiblesses avant de devenir impitoyable face à la trahison.
Arquez et Degout, frère et sœur impeccables
Gaëlle Arquez, magnifique : la jeune mezzo a les graves du rôle, les couleurs rouges et noires de l’imprécation et de la douleur et le talent de les incarner ; les aigus, même si le rôle ne monte pas très haut, sont parfaits, le style répond aux sentiments, avec la dignité d’une princesse tout de même captive. Stéphane Degout n’est pas en reste, comme le beau ténor qu’est Paolo Fanale en Pylade mais on préférait le couple Dupuis-Barbeyrac (chez Warlikowski) : ce Pylade est presque trop italien pour cette musique de style si français. Quant à Degout, il devrait enlever un peu de la tristesse lugubre d’Oreste, dont il a évidemment (pouvions-nous en douter ?) toutes les notes, et la musicalité, la sensibilité. Il est vrai que dans le grand duo où les deux amis rivalisent, chacun voulant sauver l’autre, pour savoir qui tombera sous le couteau fatal du sacrifice, ils sont obligés d’enjamber les corps des danseurs dans une pénombre assez inconfortable, oubliant le chef ce qui conduit à maints décalages…
Le chef, Thomas Hengelbrock, presque impeccable à la tête de ses troupes de l’Ensemble Balthazar-Neumann (Orchestre et chœur) : les couleurs de Gluck sont là, et surtout la hauteur de vue, de pensée, d’émotion digne, de cette musique, même si on rêverait, dans cette conduite parfaitement tenue, d’un peu de souplesse, d’abandon parfois. Trois fois rien. Mais le juste triomphe de la première rend bien fades nos quelques réserves.
Iphigénie en Tauride de Christoph Willibald von Gluck, mise en scène de Robert Carsen, direction musicale de Thomas Hengelbrock. Théâtre des Champs-Elysées, Paris, les 24, 26 et 28 juin à 19 heures 30, le 30 juin à 15 heures.