"La tragédie de Carmen" mise en scène par Peter Brook, avec la musique de Bizet "réinventée" par Marius Constant, avait frappé les esprits en 1981. Le jeune Florent Siaud en proposait ces jours-ci à Compiègne une nouvelle approche.
Le souvenir de Peter Brook
C'est une initiative qu'il faut saluer bien bas, parce qu'elle est courageuse et aussi parce qu'elle est réussie. Ceux qui l'avaient en mémoire depuis 38 ans parlaient de cette Tragédie de Carmen avec l'oeil pétillant de qui a vu un grand moment de théâtre... et de musique. On peut d'ailleurs encore en juger (et aussi que nos souvenirs ne nous ont pas trompés) car un des films que Peter Brook avait tirés de l'aventure (trois au total correspondant à chacune des trois Carmen des représentations) est visible sur You Tube.
Carmen dans son dépouillement
Qu'avait voulu Peter Brook? Revenir à la tragédie que raconte Carmen, débarrasser le personnage Carmen des oripeaux d'un certain folklore hispanisant, des intrigues annexes, de tout ce peuple et de ces personnages de méchant qui dispersent le sujet principal: la brûlante destinée d'une femme libre qui meurt d'amour, mais de l'amour d'un autre. Aussi géniale que soit la musique de Bizet dans tous les ensembles (jusqu'à dix voix différentes dans certaines passages), retrouver la nudité d'une histoire et la crudité de la musique.
Nudité, ce qui signifiait les quatre personnages principaux, Carmen, José, Micaëla, Escamillo, et deux ou trois comparses joués par des acteurs puisque n'ayant que du texte. Crudité, c'est-à-dire retour à l'essence de la musique, qu'on entende la beauté des mélodies et la "brûlante Espagne" derrière elles, dépouillées du brillantissime écrin que Bizet, remarquable orchestrateur devant faire sonner son oeuvre dans une grande salle, avait conçu.
Une partition génialement réécrite
Brook confia donc le soin à Marius Constant, compositeur et chef éminent, de réécrire la partition pour dix ou quinze musiciens, un pupitre ou deux par partie: c'était très nouveau dans une époque musicale où la vague baroque n'avait pas encore changé les habitudes et où de toute façon on n'adaptait guère (on transcrivait éventuellement) Mais surtout il n'était pas forcément écrit que Marius Constant livrerait un travail si remarquable, trouvant particulièrement à chaque minute (d'une partition qui réduisait Carmen à une heure vingt alors que l'opéra dure deux fois plus) l'exacte alliance de timbres qui réussissait à la fois à laver notre oreille et à nous convaincre encore davantage du génie de Bizet.
La fatalité du destin, Mérimée en embuscade
Il n'était pas écrit non plus que Jean-Claude Carrière, appelé par Brook et Constant et partageant leur intuition de revenir aussi au texte de Prosper Mérimée, réussirait à ce point à réorganiser l'oeuvre pour lui donner une trajectoire imparable et implacable, digne des tragédies grecques dans la manière dont la flèche du destin fend l'air pour frapper Carmen.
Et d'ailleurs La tragédie de Carmen s'ouvre sur la musique de l' Air des cartes, celui où Carmen, se faisant diseuse d'elle-même, tire inlassablement la carte de la mort. Renforçant encore le côté nocturne et par moment inquiétant (dit Florent Siaud, le jeune metteur en scène) d'une histoire où toutes les ombres mauvaises et presque surnaturelles de l'Espagne sont convoquées. Comme le sont aussi les autres nouvelles de Mérimée (Colomba, Mateo Falcone ou la Vénus d'Ille) où des forces obscures, en d'autres terres, conduisent au malheur (Frédéric Siaud nous confiait que le fameux Prends garde à toi! de l'air du Toréador vient de La Vénus d'Ille)
Florent Siaud revient aux sources de l'Espagne
En revoyant la version filmée de Peter Brook on est frappé par son dépouillement, son attention aux visages, aux gestes, ses gros plans, dans ce décor étonnant du théâtre des Bouffes-du-Nord qui suffisait à créer une atmosphère d'arènes sanglantes, minéralisées par le temps. La mise en scène du jeune Florent Siaud, venu au départ du théâtre, revient, elle, aux sources même de Carmen, l'Espagne; non l'Espagne fantasmée par Bizet qui n'y avait jamais mis les pieds mais l'Espagne nourrie à la source des auteurs espagnols, à commencer par Garcia Lorca, nous explique Siaud, qui a relu aussi la nouvelle de Mérimée, plus noire s'il est possible que l'opéra -Brook avait d'ailleurs réintroduit le personnage du mari de Carmen, présent chez Mérimée, mi-amant violent mi-souteneur et que José tuera en préambule...
L'Andalousie des superstitions
Un tapis rouge sang au sol, sur lequel Carmen tracera un cercle de craie qui enfermera un temps les amoureux, une belle structure de bois en amorce, morceau d'arène stylisée, dans le fond à gauche les musiciens, tout en noir, éclairés par de petites lampes: ainsi s'ouvre cette Tragédie de Carmen par la rencontre de Micaëla et José devant une ombre en burnous qui tire les cartes, assise, et qui se révélera être Carmen. Micaëla n'est plus la fiancée-oie blanche mais une rivale qui, elle aussi, tombe amoureuse de José. Au-dessus une lune énorme, traversée de nuages et qui, parfois, ouvre un oeil (comme dans le film de Mélies) mais un oeil maléfique: l'Andalousie terre des superstitions, de Noces de sang ou de Yerma, ces tragédies cruelles du grand poète andalou fusillé par les franquistes.
Garcia Lorca et la transe du duende irriguent Carmen
Siaud, avec un art subtil, dirige ainsi, dans ce décor soigneusement pensé, la chorégraphie sombre des sentiments entre les quatre personnages, nous régalant aussi l'oeil de tableaux d'une superbe beauté plastique (les teintes de rouge, de noir, de bistre et de fumée) en insistant aussi sur le duende, cette transe dans laquelle sont plongés toréadors ou danseurs (euses) de flamenco prenant tous les risques dans un mystérieux "au-delà de soi-même" qui participe de l'âme de l'Andalousie. Ainsi s'explique aussi que Carmen aille vers la mort malgré la mort d'Escamillo (dans cette version et chez Mérimée, encorné qu'il est par le toro et porté, scène superbe, dans son habit de lumière par tous les musiciens vêtus de noir, jusqu'à la statue de la Vierge des gitans qu'on l'avait vue prier avant le combat et qui ne l'aura pas sauvé): Carmen serait désormais libre pour José mais c'est la liberté qui l'emporte. Sa liberté.
Belle Carmen et beau Don José
Et dans un genre très différent d'Eléonore Pancrazi, plus hautaine (voir ma chronique du 16 mai), Eva Zaïcik est une magnifique Carmen, plus sensuelle, plus gitane, avec une conduite parfaite du chant, graves et aigus très bien rendus, entre ombre et lumière, qui justifie largement sa Victoire de la Musique Classique Révélation lyrique de l'an dernier. A ses côtés on découvre le très beau ténor der Sébastien Droy, qui est physiquement un José fort crédible et lui aussi sans reproche, de musicalité et de jeu, dans la conduite du rôle.
On sera un peu plus réservé sur la Micaëla de Marianne Croux, qui comprend le rôle, qui en a les moyens techniques et lyriques mais qui, dans des aigus exagérément sonores, devrait arrondir le son en en réduisant la puissance. Quant à Alexandre Duhamel, un de nos encore jeunes et prometteurs barytons, la voix est belle et le rôle d'Escamillo bien tenu (un Escamillo qui sait que son statut, dans une Andalousie où la corrida est une offrande, suffit largement à séduire), mais il a des problèmes de rythme qui entraînent des décalages avec les musiciens.
L'initiative de Compiègne: impériale!
Musiciens (et surtout chanteurs) que la cheffe, Fiona Monbet, à la tête de l'ensemble Miroirs étendus, tient avec talent (c'est d'autant plus méritoire qu'elle est dans le fond de scène, sans pouvoir indiquer leurs entrées aux solistes), donnant à la partition de Marius Constant de très belles couleurs à la juste noirceur, avec du velours et du satin quand il le faut.
On saluera donc encore cette initiative du théâtre de Compiègne qui, quoique Impérial (c'est son titre), demeure l'établissement d'une ville moyenne, et qui a pris le risque de cette production réussie. Les délais nécessaires à la construction des saisons lyriques nous privent de revoir cette Tragédie de Carmen en d'autres lieux l'an prochain. Ce sera donc pour la saison 2020-2021, promis juré! nous confiait Eric Rouchaud, le directeur du théâtre. Bien sûr, nous nous en ferons l'écho.
La tragédie de Carmen d'après Carmen de Bizet dans l'adaptation de Peter Brook, Marius Constant et Jean-Claude Carrière, mise en scène de Florent Siaud, direction musicale de Fiona Monbet. Théâtre impérial de Compiègne (Oise) les 17 et 19 mai.