On attendait beaucoup de ce "Simon Boccanegra", opéra mal aimé de Verdi: une prise de rôle (le rôle principal) pour le Français Ludovic Tézier, une nouvelle mise en scène, de Calixto Bieito qui nous avait offert une intéressante "Carmen" l'an passé. Disons-le d'emblée: ça passe mal du côté de la mise en scène mais c'est un grand bonheur du point de vue musical, grâce à Tézier, ses partenaires et grâce au chef, Fabio Luisi.
Une intrigue qu'il fallut réécrire
Nous avons fait l'expérience de ne pas relire l'intrigue de "Simon Boccanegra" avant de gagner l'Opéra-Bastille. Sachant que ce qui en fait un opéra mal aimé tient à cela: la confusion du livret. Un livret qu'on devait cependant à Francesco Maria Piave, le responsable d'une "Traviata" à l'histoire plutôt limpide. Verdi se sentira d'ailleurs contraint, vingt ans et quelque après la création de 1857, de faire reprendre l'histoire par son dernier complice (celui d' "Otello" et de "Falstaff"), Arrigo Boïto. Sans plus de résultat. Pour ce qui est de la France, il faudra attendre... 1978 pour connaître ce "Simon" à Paris -et l'on avait mis le paquet: Claudio Abbado à la direction, Strehler à la mise en scène et Piero Cappucilli, légendaire Rigoletto, dans le rôle de Simon.
Le résultat de l'expérience de l'autre soir: malgré une lecture attentive des surtitres et une attention soutenue et sans fatigue, au bout d'une heure et demie, à l'entracte, nous n'avions toujours rien compris.
Cela ne tient évidemment pas qu'à Verdi et ses librettistes, cela tient aussi à la mise en scène.
L'obsession de la mer
Calixto Bieito se montre obsédé par l'élément maritime qui expliquerait tout du caractère de Simon, personnage ayant réellement existé, doge de Gênes (à Gênes, ville de mer comme Venise, il y avait aussi un doge): Simon Boccanegra (Bouche noire) a été corsaire, a sillonné les mers, de sorte qu'au moment de sa mort il se met à chanter son amour des flots, de la brise marine.
Mais c'est presque l'unique fois. Les allusions à la mer (Amelia, la fille secrète de Simon, se promène sur le rivage quand elle est enlevée) paraissent assez normales puisque l'intrigue se passe à Gênes. Mais "Simon Boccanegra" est d'abord une tentative d'opéra politique, qui vante une manière sage de gouverner au milieu de clans violents et d'intérêts variés, dans l'Italie complexe du Moyen Âge où des mouvements trans-états (les Guelfes et les Gibelins) se font la guerre...
Les entrailles d'un immense bateau
Bieito installe donc en unique décor un immense bateau dont les entrailles, faites d'escaliers et de coursives, voient les personnages monter et descendre, du moins ceux qui ne chantent pas. Ce pouvait être une idée, que chaque scène (souvent réduite, quand le peuple n'est pas là, à deux ou trois personnages) se passe en présence (lointaine) des autres protagonistes. Malheureusement (c'est le premier problème) ceux-ci errent dans ce gigantesque plateau comme des âmes en peine. Le bateau tourne sur lui-même, d'ailleurs réduit à sa proue, et il ressemble, plus qu'à une galère génoise, à un bombardier soviétique (décor de Susanne Gschwender).
Et au-delà? Rien.
Un doge qui a perdu sa fille
Or le premier travail d'un metteur en scène montant "Simon" est tout de même de rendre lisible l'intrigue. On est perdu. Il faut d'ailleurs un prologue pour nous expliquer ce qu'on ne comprend (toujours) pas: dans ce prologue on voit Simon faire un enfant (illégitime) à la fille du patricien Fiesco que celui-ci va du coup séquestrer et qui en meurt de chagrin. L'enfant, elle, apprend Simon à Fiesco qui lui réclame son petit-fils après la mort de la mère, a été enlevée. Et Simon, dans la foulée, est élu doge.
On voit déjà combien ce qui fait souvent le prix des opéras de Verdi, l'amour se heurtant au pouvoir, se fracasse ici dans une intrigue qui démarre mal.
Fausses identités et mariage de raison
On retrouve tout ce petit monde 25 ans plus tard, Simon toujours doge, comme si le temps avait été suspendu. Ciel, la fillette a échappé à ses ravisseurs, elle se nomme Amelia, elle est amoureuse d'un certain Gabriele mais son tuteur (qui n'est autre que son grand-père sans savoir qu'il est son grand-père et qui se cache sous une fausse identité car il est l'ennemi juré du doge Simon) lui apprend que c'est un ami du doge, Paolo (ce Paolo qui a aidé Simon à prendre le pouvoir), à qui elle est destinée. Le doge (qui ignore qu'Amelia est sa propre fille) vient d'ailleurs chez Fiesco (sans savoir que c'est Fiesco, on se dit qu'il a la vue basse) demander Amelia pour Paolo. Vous suivez?...
Une histoire d'une complication extrême...
Le doge (Simon, donc) annonce à Amelia que les Grimaldi vont être pardonnés: ces Grimaldi (qu'on ne verra jamais), patriciens exilés pour avoir voulu la chute de Simon et dont Amelia porte le nom (pourquoi, on l'ignore). Mais Amelia explique au doge (Simon) qu'elle n'est pas une Grimaldi et lui montre le médaillon de sa propre mère... que Simon porte aussi puisque c'était sa promise. Le père et la fille s'enlacent, ruisselants de larmes...
On arrête là. On est à la moitié d'une histoire si rocambolesque que Dumas, à côté, ressemble à un haïku. Il y aura encore un versant politique (pas évident non plus), la révélation brutale que certains apparemment gentils sont très méchants, que certains méchants sont bien plus gentils qu'on pensait, avec le peuple au milieu qui est lui aussi un personnage. Mais comme les chanteurs paraissent habillés par eux-mêmes, que certains détails nous échappent (Paolo affublé d'un seau d'argent et s'épongeant le front, de sorte qu'on se demande si le chanteur n'est pas malade), on s'accroche désespérément... à la musique.
Mais une musique concise et très belle
Car sur cette histoire complètement scrogneugneu Verdi a écrit une superbe partition. Concise, elliptique, sans sentimentalisme, avec de beaux airs verdiens qui durent juste le temps qu'il faut, une mélancolie insondable (dans le personnage de Simon), une orchestration au scalpel, nette et sobre, violente aux justes moments, lyrique aux justes moments.
Et Fabio Luisi dirige cette musique avec un très grand sens des atmosphères, des couleurs requises (toute la gamme des gris, des blanc et des noirs), des rythmes qui s'imposent, des tensions qui manquent tant sur la scène; et il est servi par un orchestre de l'Opéra des grands jours. Lui et les musiciens seront d'ailleurs ovationnés à la fin.
Ludovic Tézier, remarquable
Comme Tézier, remarquable "Simon", explorant, en ne se reposant que sur lui-même, toutes les facettes du personnages: la solitude (Simon, le corsaire, mal accepté par la bonne société de Gênes) la souffrance muette de l'homme qui a deux fois perdu des êtres chers, avant cet amour paternel nouveau qui le transporte; et Tézier est aussi un formidable doge, capable de la brutalité sèche de l' homme de pouvoir comme du désir (c'est ce qui fait le prix de "Simon Boccanegra") de réconcilier un peuple trop tenté par de dangereux déchirements.
La voix de Tézier, parfaitement conduite, a la dimension exacte pour une salle comme Bastille; le timbre est rond, lumineux, Tézier se permet même des diminuendos conduisant à des pianissimos pleins de tendresse, prouesse pas si fréquente chez les barytons.
Des partenaires de qualité
A ses côtés Maria Agresta est une excellente Amelia, aussi émouvante dans le récit de son enlèvement qu'ardente dans la fierté qu'elle montre en défendant son père ou son amoureux. On aime aussi beaucoup le Fiesco du Finlandais Mika Kares, noir et amer puis noble et digne: son duo final de baryton-basse avec Tézier rappelle celui du Grand Inquisiteur et de Philippe II dans "Don Carlo".
Belle voix ample et sonore aussi de Nicola Alaimo en Paolo mais l'ambiguïté du personnage n'est pas vraiment là. Francesco Demuro, en Gabriele, l'amoureux, est bien dans son air "O inferno! Amelia..." mais il a ce défaut des ténors italiens d'appuyer sans raison telle ou telle note, ou de la tenir, comme pour bien prouver qu'ils sont ténors; on a remarqué cela aussi ces temps-ci avec Vittorio Grigolo dans "L'élixir d'amour". Cela donne un chant anti-naturel, alors qu'ils sont capables de moelleux quand ils chantent à mi-voix, sans altérer la qualité du timbre.
Beaux choeurs, costumes désarmants et huées devant les rats
En sbire Pietro le jeune Mikhaïl Timochenko progresse encore dans la conduite du chant mais il a toujours un problème de projection.
Nous avons dit la qualité du travail de Fabio Luisi et de l'orchestre. Le choeur lui aussi fournit une de ses meilleurs prestations et la fin de l'acte 1 où sa masse se presse à l'avant-scène, en état de guerre civile, est un des beaux moments de cette production. Quel dommage que, sous prétexte qu'il s'agit du peuple, le costumier (Ingo Krügler) se croit obligé de l'habiller façon Deschiens!
Et l'on aura enfin une pensée émue pour la pauvre inconnue qui, symbolisant le fantôme de Maria, erre à travers la scène, à moitié nue. A l'entracte d'ailleurs on nous inflige en guise de rideau la vidéo de son corps déshabillé sur lequel se promènent de charmants rats marron. Evidemment des huées les accueillent. On ne voudrait pas que ce soit cette image-là qui, au final, nous hante, ou celle du bombardier soviétique. Mais souvent les images, même désagréables, sont plus fortes que les sons.
"Simon Boccanegra" de Giuseppe Verdi, mise en scène de Calixto Bieito, direction musicale de Fabio Luisi. Opéra-Bastille, Paris, jusqu'au 13 décembre