Est-ce la réputation sulfureuse de Gesualdo ou la beauté de sa musique qui avait attiré l'autre soir un public si nombreux dans l'amphithéâtre de l'ex-Cité de la Musique? La réputation de l'ensemble auquel appartiennent les chanteurs, les fameux Arts Florissants. Une soirée de haut chant, ponctué d'incidents gérés avec un délicieux humour...
Les madrigaux amoureux du prince assassin
Rendons hommage d'entrée au maître d'oeuvre de l'entreprise, Paul Agnew, grâce à qui seront proposés sur trois saisons les six livres de madrigaux du "prince assassin". Agnew, désormais bras droit aux "Arts Flo" de l'inusable William Christie, maître d'oeuvre donc du "projet Gesualdo" mais aussi maître d'oeuvre d'une soirée perturbée qu'il fallut réorganiser au débotté alors qu'il devait aussi diriger ses chanteurs et... chanter lui-même (Paul Agnew, dans le projet, tient une des parties de ténor)
Un incident "technique"
Car voilà que, dès le deuxième morceau (de Luzzasco Luzzaschi, pour cinq voix aussi), la soprano Miriam Allan sort à toute vitesse au milieu d'une phrase musicale, aussitôt remplacée, comme si c'était parfaitement normal, par Hannah Morrison, soprano elle aussi, assise sur le banc de touche, et qui nous reprend au vol les paroles et l'air de sa consoeur. On se demande si on a rêvé. Paul Agnew, à la fin du morceau, nous explique alors, avec un petit sourire et un flegme tout british, qu'ils ont "un petit problème" (on croit comprendre: de nourriture) et qu'ils vont changer l'ordre, "en attendant le retour de Miriam". Et voici donc, avec Hannah, deux motets de Gesualdo sur le même thème du "Malheur à moi, Seigneur", autant dire du repentir.
Citons-les, d'ailleurs, ces six voix, car elles ont assumé avec une grande beauté plastique et une musicalité sans défaut de vrais rôles de soliste: outre Allan, Morrison et Agnew, la contralto Mélodie Ruvio, l'autre ténor, Sean Clayton, et la basse Edward Grint.
Un motet "du malheur"
Quoique les madrigaux de Gesualdo, dont nous entendrons le 1er livre ce soir-là, soient composés pour cinq voix. Mais il y avait donc en hors-d'oeuvre le Gesualdo "sacré" des motets (outre les deux "du malheur", le "Ne reminiscaris Domine" en introduction: "Seigneur, ne te souviens pas de nos fautes et ne tire pas vengeance de nos péchés": on suit chaque voix, on se familiarise déjà avec chaque timbre, ce sont des fils de dentelle qui se tissent et se croisent, d'une affliction pudique.
Et puis, pour ceux (je n'en fais pas partie) qui ont de la familiarité avec cette musique de la Renaissance italienne, voici des contemporains du prince, cette fois dans le registre des madrigaux: le Luzzaschi, d'écriture plus contrainte, moins fluide, où Miriam Allan a accompli son malaise ("Douloureux martyres, fiers tourments; je pleure le bien (une femme?) que j'ai perdu". Puis un Monteverdi peu significatif (les tessitures s'élargissent)
Des baisers et des regrets
Enfin deux guirlandes de Luca Marenzio: l'une consacrée aux baisers ("Baisers suaves et chers qui me rendez mon coeur; puis baisers amoureux et beaux, de perles et de rubis, baisers affamés et goinfres, baisers aimables et reconnaissants, baisers enfin, hélas! qui ne s'adressent pas à moi"), et cette musique est digne du meilleur Monteverdi, mélange de puissance et de charme. L'autre guirlande est plus grave, c'est l'histoire de Thyrsis qui veut mourir mais son amante n'est pas prête, elle lui demande un délai pour qu'ils puissent s'en aller ensemble et les chanteurs (femmes et hommes qui se répondent) forment un choeur antique et stupéfait, les mots voletant de l'un à l'autre, sur ces amants "souffrant la mort de ne pouvoir mourir"
Et Miriam Allan est revenue entre-temps, après une pause d'un quart d'heure; Agnew, qui était sorti pour savoir "s'il faut ressusciter Miriam", nous demandera de les excuser car ils chanteront désormais assis. C'est eux-mêmes qu'il faut féliciter car la position assise, normale en répétition, ne permet pas à la colonne d'air de bien circuler, d'où la nécessité en concert de chanter debout!
Un prince de très haute lignée
Donc la deuxième partie du concert était tout entière consacrée à l'étrange prince Gesualdo. Paul Agnew nous confia joliment quelques éléments de sa vie et du contexte de l'époque, avec le même humour anglais. Carlo Gesualdo, prince de Venosa, était d'une des plus vieilles familles de la région de Naples et son oncle Charles Borromée, cardinal et canonisé par l'Eglise, fut son protecteur et mentor jusqu'à ses dix-huit ans. Le garçon, assez pieux, était fou de musique, il jouait du luth, composait et chantait. "Musicien, nous dit Agnew, passe encore, et à peine. Mais interprète, c'était à ce niveau-là" et Agnew de mettre une main presque à terre!
Il n'empêche, cher Agnew: quand on est de la haute, rien ne vous est interdit. Nos rois Louis XIV et Henri III dansaient au vu de tous; et Louis XIII, comme Gesualdo, jouait et composait (on aimerait d'ailleurs entendre ce que le père de Louis XIV écrivit mais c'est une autre histoire)
Gesualdo, triple meurtrier
En 1586, notre Carlo, âgé de vingt ans, épouse sa cousine Maria d'Avalos qui en est à son troisième mariage. Est-il trop tendre pour elle? Elle prend un amant, le duc d'Andria. Elle ne s'en cache pas. Le mari, en 1590, les fait poignarder tous deux devant lui. Et, peu sûr des origines de sa progéniture, à une époque où l'A.D.N. n'était guère de saison, il fait étouffer le fils que Maria lui a donné!
Le retour à la foi
Ce n'est pas fini. Sa famille, pour le protéger des représailles des Andria ou des Avalos, lui trouve une Eleonora d'Este, de ces Este qui gouvernent Ferrare, une Eleonora qui tombe éperdument amoureuse de son mari. La famille d'Este, vue la réputation sulfureuse de Gesualdo et craignant peut-être pour la vie d'Eleonore, veut la faire divorcer. Elle refuse avec violence; et réussira à ramener Carlo dans la vraie foi, au sein de l'Eglise. D'où, après les madrigaux amoureux, la production de motets (cela nous renvoie au "Ne reminiscaris Domine") et même de "Leçons de Ténèbres" comme Couperin en écrira plus tard pour la Semaine Sainte.
L'amour proche du désespoir
Et cependant, sur des textes (ce n'est pas dit) du Tasse ou d'autres grands poètes du temps, il nous reste ces madrigaux, genre si particulier, réduit à la courte période italienne de la fin du XVIe siècle: ces airs qui chantent l'amour à la manière des troubadours anciens mais, selon Gesualdo, avec une sorte d'urgence enflammée qui confine parfois au désespoir, le désespoir de celui qui craint d'être abandonné et d'en mourir. "Tout ce que l'amour a de plus doux a déposé des roses en vous / Qu'il y ait en vous, ma Dame, tant de pitié que de beauté et de cruauté? / Comment veux-tu que je vive si tu me tues et comment veux-tu que je meure si tu me rends la vie? / Ma Dame a la poitrine gelée mais sa face est de flamme"
La musique sert le texte
Et encore ceci: "Ah! si c'est une si noble main qui doit panser mes plaies / Comme les douleurs à vous aimer me rendent joyeux!/ Mon étoile, je voudrais être le ciel et contempler avec mille yeux tes mille beautés / Ces roses qu'en vous Nature a déposées mais je ne sais si c'est vous qui êtes les roses ou si les roses sont vous / Bel ange qui pleurez de si pâles larmes. Io amo Io amo..."
Et ce "Io amo (Moi, j'aime)" marque la fin du premier livre. On est encore au début de l' histoire de la musique. Chacune des voix est d'une clarté absolue, a un rôle rigoureux dans chaque madrigal, prend en charge tel sentiment, telle inflexion de l'amant ou de l'aimée, avec une attention très particulière (il faudra peut-être Schubert pour retrouver cela) de la musique au sens du texte. Et tout cela sans le recours à un accompagnement instrumental (Monteverdi, lui, le fera, portant le genre à son aboutissement)
Couché sur la pierre froide...
Oui, prince étrange, qu'Agnew et ses amis défendent avec un soin extrême à faire entendre toutes les voix: mention à la belle basse de d'Edward Grint, aux aigus percutants d'Hannah Morrison, aux graves sensuels de Mélodie Ruvio. A tous enfin dans le chant de Thyrsis et de sa nymphe (de nouveau) où le madrigal ressemble à une déploration funèbre menée par tous les chanteurs. Le "Ne reminiscaris Domine" n'est pas loin, qui, tout au début, nous racontait déjà la fin de Gesualdo, son repentir. Prince assassin, couché dans la pierre froide d'une église, inconsolable devant Dieu, misérable chrétien mourant sans savoir si Celui-ci lui pardonne ses crimes.
Gesualdo: Madrigaux, livre 1 et motets. Madrigaux et motets de Luzzaschi, Monteverdi, Marenzio, Pallavicino. Solistes des Arts Florissants, direction Paul Agnew. Amphithéâtre de la Philharmonie 2 (ex-Cité de la Musique) le 23 octobre