Deux versions italiennes de la sinistre histoire de Jephté par les Arts Florissants et leurs nouveaux chanteurs

William Christie en majesté C) Fred Toulet/ Leemage/ AFP

Les Arts Florissants passaient par Paris ces jours-ci, l'occasion de faire le point sur les jeunes chanteurs recrutés, à l'occasion d'un programme rare, deux histoires de Jephté par deux générations de compositeurs italiens, l'un, Antonio Draghi, fort mal connu.

Des motets en hors-d'oeuvre

Cadre bien choisi, "la petite Philharmonie", ex-Cité de la Musique, qui semble toujours si intime alors qu'au nombre de sièges elle ne l'est pas du tout. Et dans une mise en espace toute simple, nimbée d'une lumière de bois verni, Paul Agnew, le plus proche collaborateur de William Christie et peut-être son successeur, s'avance pour défendre le Jephté le plus ignoré, celui d'Antonio Draghi, que les "Arts Flo" sont fiers de présenter à côté de celui, bien plus connu des amoureux du baroque, de Giacomo Carissimi.

Un Carissimi qu'on nous sert en hors-d'oeuvre, assez conséquent, sous forme de trois motets dont l'inhabituel et ambitieux Super flumina Babylonis pour six voix, des rives de Babylone en mode intime, recueilli, alors que le Cum reverteretur David réunit trois timbres féminins en un équilibre pas toujours exact. Le O quam dilecta sunt tabernacula tua est bien plus délectable dans sa douceur qui rend l'hommage à Jésus avec la même suavité que les peintres maniéristes.

 

Paul Agnew dirige les Arts Florissants C) Vincent Pontet

Le drame d'un père et d'une fille

Après l'entr'acte on ouvrira par une sonate à 5, La fugazza de Giovanni Legrenzi, car il faut entendre les instrumentistes, et sous forme de fugue c'est parfait. Il y a une "Académie des Arts Flo" qui concerne surtout les chanteurs mais au moins une des violonistes fut une élève junior lors d'un programme de formation.

L'histoire de Jephté, quant à elle, va occuper l'essentiel de la soirée. Histoire lugubre, où l'on reconnaît, dans ce récit biblique de l'Ancien Testament, une proximité surprenante avec l'histoire d'Agamemnon et d'Iphigénie, le sacrifice d'une fille par son père. Mais si Agamemnon décide en toute conscience de livrer Iphigénie aux dieux, Jephté ignore l'identité de sa victime, puisque ce sera la première personne qu'il verra à son retour après la victoire (et en remerciement de celle-ci). Dumézil parlait bien de ces récits semblables ou quasi, qui parcourent les civilisations en reprenant les mêmes symboles -d'un destin farouche ou de la cruauté implacable des dieux.

A l'origine de l'oratorio

 De Carissimi à l'inconnu Draghi on passe une génération. Mais le texte de Denis Morier dans le programme nous éclaire sur un point capital: la création d'un genre qu'un siècle plus tard un Haendel portera à son plus haut développement, l'oratorio. Cet oratorio qui nait dans le secret... des oratoires, édifices attenant aux églises et qui deviendront aussi des chapelles privées où les laïcs (on est d'abord en Italie) viennent lire et chanter en guise d'exercices spirituels. Et chanter, par exemple, du Carissimi qui met en musique, pour cet usage, des "histoires sacrées" prises dans l'Ancien Testament -le bref prélude de Balthazar (ce roi babylonien qui, à l'issue d'un festin, voit sa mort prochaine annoncée par quelques mots inscrits sur un mur) nous en avait donné un avant-goût.

William Christie C) Pierre-Philippe Marcou, AFP

Un Italien parti à Vienne

Le Antonio Draghi, à l'instar de Haendel, mais sans son génie, voit déjà le genre de l'oratorio prendre de l'ampleur, passer des oratoires discrets à des représentations plus éclatantes, presque des messes. Le problème étant que, si l'on ne va pas jusqu'à dire que Draghi mérite l'oubli dans lequel il est tombé, son Jephté n'est pas non plus une découverte fulgurante. On est, chronologiquement, dans la seconde partie du XVIIe siècle et dans les relations qui unissaient l'Italie à l'empire des Habsbourg puisque Draghi s'installe à Vienne à 24 ans pour devenir à la cinquantaine le "Kapellmeister italien de la cour impériale". Maître de chapelle prolixe, aussi bien dans le profane (124 compositions de théâtre) que dans le sacré, motets, messes et donc... 41 oratorios.

Une histoire confuse autour du drame

Sauf que la concision n'est pas forcément son fort. Jephté remporta une victoire triomphale contre la tribu des Amonnites et leur roi, Amon. Ce fut l'occasion de ce voeu fatal qui tourna pour lui au désastre à son retour. Draghi reprend tous les épisodes. Cela nous vaut déjà un air furieux d'Amon, sûr de sa victoire, qui permet de découvrir le beau baryton d'Edward Grint (aux graves parfois sourds) L'histoire continue ensuite par de nombreux épisodes, les déplorations du peuple d'Israël, les chants de victoire, avec l'idée de donner des vocalises aux voix graves qui sont souvent trop lourdes pour cela (Mathilde Ortscheidt, belle contralto qui chante Jephté, s'en sort mieux que Grint) On entendra aussi un fils de Galaad (on ne sait trop qui c'est), un bel ensemble soprano-ténor et baryton, des lamentations discrètes de la malheureuse condamnée (la mezzo Victoire Bunel, très bien), des violons et des cordes les uns sur les autres, un autre bel air d'Amon où Grint, dans la lenteur, distille son timbre élégant et un "Tout serment fait à Dieu doit être tenu" qui tient lieu d'épitaphe. L'histoire de Jephté ainsi délayée alterne, comme la musique de Draghi, l'intérêt et un léger ennui mais, dans le contexte habsbourgeois de l'époque, les princes et l'empereur bayaient peut-être d'admiration.

Paul Agnew C) Oscar Ortega

La fulgurance et la douleur

Or Carissimi ne tombe pas dans ce piège: considéré encore comme le plus grand Italien après Monteverdi, il oublie délibérément Amon et ses amonnites (sinon par une rapide et spectaculaire scène de bataille initiale), se concerntrant immédiatement sur le bonheur de la jeune femme (qui n'a pas de prénom dans l' Ancien Testament) puis sur la confrontation attristée du père et de la fille (Paul Agnew, ténor, est lui-même Jephté) avant une longue et admirable scène où la fille, ayant obtenu un mois de sursis pour se recueillir dans la montagne avec ses compagnes et s'habituer ainsi à sa mort prochaine, trouve des accents bouleversants qui rapprocheraient l'inspiration de Carissimi (dont Jephté est considérée comme une des meilleures oeuvres) des plus douloureuses pages de Monteverdi (le Lamento della Ninfa) ou, plus tard, d'un Purcell -Carissimi en Purcell italien! 

De nouvelles voix, de nouveaux visages

Les compagnes pleureront ainsi la malheureuse sacrifiée en guise de final (Plorate!) dans un recueillement qui donne tout son sens au message de l'oratorio où le "Tout serment fait à Dieu doit être tenu" n'a plus besoin d'être énoncé puisqu'il l'est par la musique.

Le domaine de Thiré (Vendée) et ses jardins C) Philippe Roy / Aurimages via AFP

Aux côtés d'Agnew, Grint et Geoffroy Buffière dans un petit rôle, les femmes sont à l'honneur, se partageant entre choeurs et rôles solistes Draghi et Carissimi: auprès de Bunel et d'Ortscheid le soprano de Natasha Schmur. Mais surtout une Lauren Lodge Campbell qui, cherchant un peu sa voix dans les motets initiaux, incarne (beauté du timbre, longueur du souffle, émotion toujours dosée) une bouleversante fille de Jephté qui rend parfaitement compte de l'inspiration de Carissimi. Magnifique découverte, que les trois autres chanteuses accompagnent avec un sens du partage qui signe bien la cohésion d'un groupe dont l'évolution continue d'imprimer l'excellence.

Carissimi: Prélude de "Balthazar". 3 motets. Jephté. Legrenzi: La fugazza. Sonate à 5. Draghi: Jephté. Les Arts Florissants, direction Paul Agnew. Philharmonie 2, Paris, le 24 juin.

Retrouvez cet été les Arts Florissants le 15 juillet à Beaune (21), le 20 à Cahors (46), le 26 à Mézidon (14), le 9 août à Prades (66), le 20 à Rocamadour (46) et du 20 au 27 août "dans les jardins de William Christie" à Thiré (85)