"The beggar's opera" : la "première comédie musicale de l'histoire" par William Christie aux Bouffes du Nord

Macheath (Benjamin Purkiss) et son groupe de jeunes femmes dont Jenny (Emma Kate Nelson) C) Patrick Berger

C'est une oeuvre mythique, car si rarement donnée, que l'on peut voir encore pour quelques jours au Théâtre des Bouffes-du-Nord à Paris, "The beggar's opera" (l'Opéra des Mendiants). Oeuvre du XVIIIe siècle anglais qu'on considère comme la première comédie musicale de l'histoire et modèle, surtout, de l' "Opéra de quat' sous" du tandem Bertolt Brecht-Kurt Weill. "The beggar's opera", qui tournera longuement en province jusqu'en 2020, bénéficie de la patte experte de William Christie à la direction musicale et de celle de Robert Carsen à la mise en scène.

Des gueux hip-hopeurs en sweat et capuche

Le plateau est nu, le beau mur de fond de scène des Bouffes-du-Nord est transformé en mur de cartons, ces fameux cartons où se réfugient les S.D.F. à New-York (à New-York et dans toute l'Amérique) pour être le plus invisible possible. Tout à coup, sans crier gare, hurlements, sifflets, conversations gueulées (en anglais), déboule toute une bande en capuche et sweat, entre paumés et délinquants, qui vont et viennent sur la scène dans une circulation magnifiquement orchestrée. Les uns (là aussi notre oeil ne sait où aller voir) finissent en groupe, ce sont les musiciens (et par exemple Douglas Balliett, le contrebassiste, une fois installé, ne quittera pas de toute la représentation sadite capuche et ses lunettes noires de caillera), les autres, quand les musiciens se mettent à jouer, se lancent, garçons et filles, dans une éblouissante chorégraphie (remarquable travail de Rebecca Howell), entre mouvements baroques et influence du hip-hop, avec sauts acrobatiques, garçons et filles ensemble, d'un beau niveau.

Les infâmes Lockit (Kraig Thornber) et Peachum (Robert Burt) C) Patrick Berger

L'opéra des Voleurs

On traduit traditionnellement "The beggar's opera" par l' "Opéra des Gueux" ou l' "Opéra des Mendiants". Il faudrait plutôt l'appeler "L'opéra des Escrocs" ou l' "Opéra des Voleurs"! John Gay, en cette année 1728 (où un Saxon, Georg Friedrich Haendel, connaissait déjà le succès dans la capitale anglaise), avait déjà la cinquantaine passée et une carrière de dramaturge satiriste, que son "Beggar's Opera", triomphant dès la première représentation, occulta quasi complètement. Il y eut une suite l'année suivante, "Polly", mais cette fois la lourde main de la censure fit son office, interdit l'oeuvre nouvelle...

"Tout le monde est corrompu ou fripouille"

Il faut donc ne pas voir "The beggar's opera" comme le modèle lointain du chef-d'oeuvre de Brecht et Weill mais comme un petit chef-d'oeuvre en soi, bourré d'énergie, de vitamines, d'émotions et de cruauté, assez incroyable tableau d'un monde (qui va bien au-delà de l' Angleterre de l'époque) où la trahison, le cynisme, les coups pendables, le vol et le mensonge, irriguent tout le corps social et où les femmes n'ont d'autre choix pour survivre à l'âpreté hâbleuse des hommes que d'user de la ruse en étouffant elles aussi tout sentiment. Ce qui différencie "The beggar's opera" de l' "Opéra de quat' sous", c'est que chez Gay il n'y a aucun tableau politique, aucune conscience qu'un monde de fripouilles comme l'état Nazi va prendre le contrôle d'un peuple... C'est à la fois plus immédiat et plus radical: quel que soit le lieu et le gouvernement, les truands remplacent les truands et "par définition tout le monde est corrompu, on ne peut rien y faire, si ce n'est y prendre part"

Polly (Kate Batter), Mrs Peachum (Beverley Klein), Manuel (Sean Lopeman), Lucy (Olivia Brereton) C) Patrick Berger

Harry, Meghan, Teresa, Greensleeves...

C'est, du même coup, l'intelligence de Robert Carsen et de son dramaturge, Ian Burton, d'avoir adapté en l'actualisant très finement le climat de 1728: l'affreux Peachum, trafiquant irrécupérable devant l'Eternel, se prépare, avec son dangereux complice Lockit, le chef de la police plus voleur que ceux qu'il arrête, à organiser un trafic de "faux selfies d'Harry et Meghan", au moment, bien sûr, du "Royal wedding". Et la conclusion, qui est la même que chez Brecht et Weill, verra le départ de la Première ministre "aux chaussures en peau de tigre", remplacée par "une coalition Travaillistes-Verts-Anarchistes" apparemment aussi incompétente et aussi voleuse que ses prédécesseurs...

Evidemment il n'y a pas dans les chansons l'inventivité, voire le génie, de Kurt Weill, et rien qui ressemble à ce "tube" qu'est la "Ballade de Mackie Messer" Dans un ouvrage qui est d'un équilibre idéal entre texte et chant, la musique fait la part belle à des airs populaires de l'époque retranscrits ou harmonisés par Johann Christian Pepusch, autre compositeur allemand installé, comme Haendel, à Londres. A une première écoute on entend des chansons qui se ressemblent un peu, qui sont en général de deux ou trois strophes et d'un refrain, la plus belle, chantée par Macheath qui attend d'être pendu, étant assez proche de "Greensleeves"

Macheath (Benjamin Purkiss) et cette fois sa bande de garçons C) Patrick Berger

L'amour, quelle erreur, quelle horreur!

L'histoire est très basique, plus, semble-t-il, que chez Brecht. Le trafiquant Peachum et sa femme, qui ont la même conception de la vie ("Mari et femme se disent voleur et pute, le prêtre traite le juge d'escroc et ma devise est "Où est donc le profit pour moi?"), s'alarment que leur fille, Polly, soit amoureuse du jeune truand Macheath. En interrogeant Polly, ils découvrent une vérité encore plus horrible: Polly est vraiment amoureuse, elle a même épousé Macheath: "Tu l'aimes? Je croyais qu'on t'avait donné une meilleure éducation" /  "Tu verras, tu seras aussi battue et négligée que si tu avais épousé un lord". La seule solution, pour les parents, c'est de faire pendre Macheath pour que Polly touche "la prime d'assurance-vie"

Sexe, coke et petite vertu

Ils seront à deux doigts d'y réussir, avec l'aide de l'infâme Lockit (Kraig Thornber, très bien) et avec la complicité de... Macheath lui-même qui, "adore, encore plus que l'argent,... le sexe", ce qui l'a conduit à engrosser Lucy, la fille de Lockit. Polly et Lucy se crêpent le chignon, les deux papas tentent de pendre Macheath en s'envoyant de vastes lignes de coke, Macheath, heureusement, peut compter sur sa bande de filles de joie, de détrousseurs de tous ordre et de petite vertu, à l'instar de Filch qui, d'une part "engrosse pour du blé les filles condamnées à mort parce qu'enceintes, elles vont échapper à la  potence" et d'autre part "musarde dans les toilettes des bars cuir pour voler leur Rolex à de riches messieurs"

Macheath (Benjamin Purkiss) attendant la corde fatale entre Polly (Kate Batter) et Lucy (Olivia Brereton) C) Patrick Berger

Trahi puis sauvé par les femmes

Macheath, trahi par les femmes (celles qu'il a mises sur le trottoir, dont la dangereuse et ravissante Jenny) et sauvé par les femmes (Lucy ouvrant sa cellule en profitant de ce que "Papa a bu et s'est camé avec les prisonniers") Il y a de jolis considérations philosophiques, comme celle de Diana, la serveuse vieillissante du bar que Macheath a draguée aussi ("Jeunes, on s'embrasse sur la bouche. Après, c'est sur le verre, au pub") Mais l'amour triomphera enfin, Macheath heureux dans sa bigamie assumée et naïve et faisant à Lucy la plus jolie déclaration d'amour dont il est capable: "Lucy, rassure-toi, tu seras toujours ma petite pute"

Des acteurs qui savent chanter

Tout cela est mené à un train d'enfer par une troupe qui, à l'anglo-saxonne, sait tout faire et que Robert Carsen, très intelligemment, se contente de diriger, mettre en espace (quelle mise en espace!), veillant au rythme avec une ravageuse intelligence. Dans le programme on ne donne guère de détails sur les chanteurs, il faut aller sur le Net pour voir leur biographie et découvrir que ce sont d'abord des acteurs qui savent chanter. Ils ne déméritent donc pas mais ce ne sont ni Kaufmann ni Bartoli. Le plus à l'aise est le rond Peachum (Robert Burt) au timbre de beau baryton. Beverley Klein, Mrs Peachum, a ce formidable abattage qui lui permet de se moquer de sa voix qu'elle commence à perdre (mais les aigus sont encore très beaux) en jouant en grande comédienne des changements de registre auxquels elle est obligée.

Des chanteurs qui savent danser

Joli timbre et touchante émotion chez la Polly de Kate Batter, plus joli timbre encore et plus de mordant chez la Lucy d'Olivia Brereton. Enfin le Macheath de Benjamin Purkiss, joli garçon à la Travolta (dans "Grease"), a aussi une charmante voix de ténor dans l'air façon "Greensleeves" mais ses aigus sont plus délicats dans des airs plus vifs. Il joue très bien l'insouciance du beau gosse couvert de femmes et qui a pour elles les yeux d'un enfant à Noël devant tant de jouets, mais on a un peu de mal à croire qu'il soit un si redoutable chef de bande...

Macheath (Benjamin Purkiss) avec Diana (Beverley Klein), la serveuse (pas la princesse) C) Patrick Berger

Chanteurs sans doute, acteurs sûrement, et remarquables danseurs aussi: il faut citer la bande acrobatique de Macheath, Gavin Wilkinson, Taite-Elliot Drew, Wayne Fitzsimmons ou Dominic Owen, autour du Filch très bien de Sean Lopeman. De même les filles de Macheath, Natasha Leaver, Emily Dunn, Louise Dalton, Jocelyn Prah, forment un groupe épatant de séduction auprès de la Jenny d'Emma Kate Nelson, qui, outre son physique, a aussi la plus belle voix de tous, la mieux conduite.

William Christie, clavecin et queue de cheval

Au milieu de sa jeune troupe (où l'on a remarqué la flûte d' Anna Besson et le hautbois baroque de Neven Lesage), maître Christie, à son clavecin, tout en discrétion, tient la partie musicale d'une main de fer. Quand il vient saluer, il jubile avec sa queue de cheval, ses bottines et son apparence de loulou s'en allant chevaucher sa moto dans les rues crapoteuses de Londres. Et le public qui, ravi du moment qu'il a passé, fait fête à toute cette troupe, aura finalement trouvé ces "voleurs"-là d'une générosité (artistique) sans limite à son égard.

 

"The Beggar's Opera" de John Gay (livret, revu par Ian Burton) et Johann Christoph Pepusch (musique), mise en scène Robert Carsen, direction musicale William Christie. Théâtre des Bouffes-du-Nord, Paris, jusqu'au 3 mai.

Mais, signalons-le, une longue tournée promènera le spectacle jusqu'en 2020 en France et en Europe. Voici les prochaines villes dans l'hexagone: en septembre Clermont-Ferrand. En novembre Angers, Saumur, St-Brieuc, Dinan, Vannes, St-Nazaire et Le Mans. En décembre La Roche-sur-Yon, Laval, Nantes et Caen. En janvier 2019 Versailles, Rennes, Quimper et Reims. En février Massy et La Rochelle, etc.