Un week-end consacré à Haendel à la Philharmonie de Paris, dont le point culminant était un des très beaux opéras en italien du "Caro Sassone" (le cher Saxon), "Ariodante". William Christie était à la manoeuvre, à la tête des Arts Florissants et d'une distribution globalement de haute volée.
Un des meilleurs opéras de Haendel
Je ne sais d'ailleurs pourquoi je précise "opéra en italien" puisque les quarante-deux opéras de Haendel sont en italien, même ceux composés à Londres. Et celui-ci, qui est assez loin dans la série (Haendel avait cinquante ans), fut le premier à avoir les honneurs du fameux théâtre de Covent Garden. Il y avait d'ailleurs, à la fin de chacun des trois actes, tout un ballet présenté comme "divertissement de cour". "Ariodante" fut un succès, puis tomba dans l'oubli pendant près de deux siècles, ne retrouvant la scène qu'en Allemagne en 1926 (à Stuttgart), et donc en allemand.
Les amoureux de Haendel considèrent "Ariodante" comme un de ses meilleurs opéras. Je ne peux en juger, n'étant, je l'ai déjà dit plusieurs fois ici même, pas immédiatement attiré par la musique baroque; et, ne me plongeant donc guère avec délices dans le corpus opératique imposant du génial compositeur; je manque donc de point de comparaison. Sinon pour reconnaître que, le temps d'une soirée, et quand un William Christie en est le maître d'oeuvre, passe tout de même en moi le sentiment d'une musique superbement écrite, émouvante en beaucoup de moments, d'une force souvent ravageuse et d'une virtuosité de la même eau.
Les amants et l'affreux rival
L'histoire est linéaire, elle essayait de convaincre aussi, ce qui n'était pas toujours gagné, le public anglais de la capacité de l'opéra de style italien à se renouveler; et ce par un compositeur qui n'était pas italien lui-même, s'il n'était pas anglais non plus. Ces tentatives seront de plus en plus difficiles, c'est pourquoi aussi Haendel passera à l'oratorio... en anglais. L'intrigue d' "Ariodante" s'inspire de Shakespeare ("Beaucoup de bruit pour rien") mais aussi de l'Arioste (le "Roland furieux"). Le chevalier Ariodante est amoureux de la princesse écossaise Ginevra, qui le lui rend bien. L'affreux duc d'Albany, Polinesso, est amoureux aussi de la belle. Polinesso est aimé de la suivante de Ginevra, Dalinda...
Tout est bien qui finit bien
Polinesso va donc utiliser par ruse les sentiments de Dalinda pour faire croire à Ariodante que sa belle, volage, le trompe. Le scandale éclate, mettant le roi d'Ecosse et père de Ginevra dans de rudes tourments. Et après qu'on vient d'annoncer la mort d'Ariodante qui, de désespoir, s'est livré aux flots, le frère d'Ariodante, Lurcanio, qui aime Dalinda, demande justice. Ginevra, elle, soumise à l'obéissance paternelle, est prête à accepter de mourir, victime sacrifiée du mensonge.
La vérité éclatera grâce à Dalinda repentante. Ariodante, lui, a résisté à la mort. Mais c'est Lurcanio qui, en duel, va envoyer aux enfers l'infâme Polinesso. Lurcanio et Dalinda, Ginevra et Ariodante, célèbreront leur mutuel bonheur sous l'oeil humide du roi.
Une intelligente mise en espace
"Ariodante" vient d'être présenté à l'opéra de Vienne dans une mise en scène de David McVicar avec quasi la même distribution. Kate Lindsey, ce soir, remplace Sarah Connolly: l'Américaine a revêtu un costume à redingote, pantalon et bottines dans un camaïeu de gris et noir. Les chanteurs entrent et sortent, s'affrontent du regard à deux pas l'un de l'autre, miment leurs sentiments en se tournant vers l'arrière-salle ou en circonvoluant entre William Christie et ses musiciens. Cette mise en espace, toute simple, est belle, il y a de l'aisance et non des interprètes lisant leur partition derrière un lutrin. Parfois, un raté, comme lorsque Christie lance une introduction orchestrale qui... se suspend, car personne ne vient. Christie, l'air fâché, est obligé d'aller voir ce qui se passe, revient après quelques minutes en compagnie de Chen Reiss, raide comme la justice, qui lance son "Mi palpita il core" comme si de rien n'était.
On ne saura jamais le fond de l'affaire...
La dignité de Chen Reiss
Mais l'on sait en tout cas que Chen Reiss est une belle et sculpturale Ginevra. En robe vert et argent de sirène, puis en robe crème, elle a, même si quelques aigus pourraient gagner en moelleux, de superbes couleurs dans la voix , une délicieuse virtuosité dans les vocalises, une impeccable ligne de chant. Certains lui ont reproché d'être trop froide dans le "Il mio crudel martoro". J'aime, quant à moi, l'émotion contenue qu'elle y met, d'une princesse profondément blessée mais qui reste digne.
Hila Fahima, autre Israëlienne, ne démérite pas en Dalinda mais la voix est moins intéressante. Dans ce rôle de jeune femme manipulée mais repentante, Fahima trouve cependant le ton juste et... nous gratifie d'un superbe aigu qui nous rappelle qu'elle est d'abord une colorature. On lui souhaite donc le destin d'une Dessay!
Christophe Dumaux, magnifique "méchant"
La révélation est "le méchant", Christophe Dumaux: le contre-ténor français est un parfait Polinesso, d'incarnation et de musicalité. Il chante son air "Coperta la frode", les aigus dans l'arrière du masque, comme s'il voulait parfois renoncer à son timbre pour revenir à son registre mâle. Cette ambiguïté que le chanteur cultive plusieurs fois est passionnante, d'autant que plus le personnage déploie sa noirceur, plus le chant de Dumaux s'affirme avec puissance et virtuosité, culminant dans un vertigineux "Dover, giustizia, amor" où les vocalises dans de constants aigus et la rage mauvaise du personnage soulèvent d'enthousiasme le public.
Je n'ai été qu'à demi convaincu par le roi de Wilhelm Schwinghammer, belle présence de baryton-basse et noble père mais dont la voix se fatigue peu à peu. Et moins encore par Rainer Trost (Lurcanio, le frère) qui peine un peu dans "Del mio sol vezzosi rai", air trop bas pour lui et qui multiplie des vocalises où on le sent incertain. Jolie présence en revanche -et joli timbre- du ténor Anthony Gregory en Odoardo, le secrétaire du roi.
Kate Lindsey, l'émotion et les vocalises
Kate Lindsey prend son rôle à bras-le corps. Ses graves manquent parfois de projection (aria "Dopo notte atra e funesta") mais quelle virtuosité joyeuse dans l'air "Con l'ali di costanza" où elle chante son bonheur d'amant! Les duos avec Chen Reiss sont magnifiques, leurs voix idéalement entrelacées dans "Prendi da questa mano" pendant que Christie, les mains ouvertes, magnifie les beaux sentiments de l'amour. Le duetto final, "Bramo aver mille vite", Lindsey dans les graves, Reiss dans les aigus, est un brillantissime festival de vocalises. Et surtout , dans l'immense aria doloriste "Scherza infida" où Ariodante désespéré songe au suicide, Kate Lindsey installe sa ligne de chant en apesanteur, dans une sorte de brume grise où l'expression de la souffrance flotte avec une lassitude éperdue: c'est étrange et superbe, presque hypnotique.
Les triomphe de Christie et des "Arts Flo'"
Et dans cet aria William Christie, après une magnifique introduction (les bassons!), fait de son orchestre un vaste écrin pour la chanteuse. Là comme pendant toute l'oeuvre Il sculpte le son comme des émotions, les relances comme des moments d'espoir, les attaques comme des déclarations et les silences comme des reproches. Ses mains modèlent le drame, renforcent le chant de violons impeccables, de cordes parfaites, de bois majestueux qui rendent toute l'intensité, toute l'inventivité de la musique, effectivement de toute beauté et dont on a l'impression que musiciens et chef la respirent depuis leur naissance.
Donnant à sa solennité une humanité réelle et colorant sa noblesse de flamboyants raffinements.
"Ariodante" de Haendel, Solistes et musiciens des Arts Florissants, direction William Christie, Philharmonie de Paris le 10 mars, au sein d'un week-end consacré au compositeur.