Tant que la ligne d'arrivée n'est pas franchie, la course n'est pas finie. Truisme ! Avec la foi chevillée au corps, Alain Juppé s'est lancé dans la dernière ligne droite derrière François Fillon. La foi et un énorme handicap. L'ancien premier ministre de Jacques Chirac (1995-1997) a plus de 15 points de retard sur l'ancien premier ministre de Nicolas Sarkozy (2007-2012) avant le second tour de la primaire de la droite, le 27 novembre : 28,5% des voix contre 44,1%, au premier tour.
Le retard du maire de Bordeaux sur le député de Paris semble difficile à combler. Voire impossible, mathématiquement. Fillon peut compter - probablement très largement - sur le report des suffrages qui se sont portés sur Sarkozy (20,7%), éliminé le 20 novembre, qui a appelé à voter pour lui. Et sur ceux, difficilement amassés, par Le Maire (2,4%) qui a opportunément opté pour le vainqueur du premier tour. Comme Poisson (1,5%). De son côté, Juppé est soutenu par "NKM" (2,6%) et par Copé (0,3%).
Les plateaux de la balance, on le voit, ne sont pas vraiment à l'équilibre. Et comme les sarkozystes ont répété, en boucle, tout au long de la campagne, que Juppé est un "candidat de gauche", ce que ne démentirait sûrement pas en ce moment une partie des électeurs fillonistes, on peut donc en conclure logiquement que la charge, en suffrages, est plus lourde sur le plateau de droite. Sauf événement aussi imprévu qu'improbable, la pesée semble objectivement assez mal engagée pour l'apôtre bordelais de "l'identité heureuse".
La thèse du vote tactique ne tient pas la route
Mais Brexit au Royaume-Uni et élection de Trump aux Etats-Unis aidant, il ne faut jamais rien écarter totalement. Même l'imprévu ou l'improbable. On dit juste ça pour tenter de s'en convaincre. Seule une extraordinaire et phénoménale sur-mobilisation électorale pourrait sortir Juppé de l'ornière. Car on voit mal la foule qui a poireauté des heures devant des bureaux de vote pour déposer un bulletin Fillon dans l'urne se raviser en une semaine pour refaire l'opération au profit de Juppé. Et inverser ainsi le résultat... possible, pour ne pas dire probable.
La thèse du vote tactique, selon laquelle ils auraient été nombreux à voter Fillon pour être sûr de "sortir" Sarkozy, croyant Juppé assuré de la première place, ne tient pas vraiment la route. Il suffit pour s'en convaincre de constater l'homogénéité nationale du vote massif en faveur de l'ancien élu sarthois. En face, Juppé n'est en tête que dans la région Aquitaine et alentours. Sarkozy... en Corse ! C'est bien d'un vote d'adhésion du peuple de droite qu'a bénéficié l'ancien "collaborateur" du précédent chef de l'Etat, contrairement à ce qu'avance le n°2 du Front national, Florian Philippot.
Donc, hors une incroyable mobilisation d'une partie des électorats de gauche et d'extrême droite au second tour, l'affaire paraît entendue. Pour les strates calculatrices de ces électorats, il s'agirait alors de participer à une nouvelle élimination, après celle de Sarkozy. Mais les motivations de ces deux groupes sont contraires. Pour les "stratèges" de gauche, il faudrait conserver, en l'absence de représentant de leur sensibilité au second tour de 2017, le candidat de droite dont ils pensent qu'il ferait le moins de dégâts sociaux. Pour ceux du Front national, il serait plutôt question d'écarter le candidat le plus dangereux pour Marine Le Pen.
Un candidat compatible pour l'électorat déçu
A l'évidence, l'embarras est visible, sinon palpable, chez les dirigeants du parti d'extrême droite depuis le soir du 20 novembre. L'état-major mariniste espérait tellement voir Juppé ou Sarkozy en tête - des adversaires rêvés - qu'il a été désarçonné par la fulgurante percée du troisième homme, le pire pour la fille du co-fondateur du FN. Car Fillon est justement le candidat qu'attend, depuis quelque temps, une partie de la droite qui glisse ou a déjà glissé à l'extrême droite : ultra-libéral sur le plan économique, ultra-conservateur dans le domaine sociétal, "Poutino-compatible" en matière internationale et moins "sulfureux" que les Le Pen pour l'électorat catholique traditionaliste partisan de la "Manif pour tous".
Car Fillon est le candidat idéal pour la majorité silencieuse du peuple de droite - le vote du premier tour l'atteste - et le candidat compatible pour l'électorat déçu qui a trouvé refuge dans les bras de Marine Le Pen. Réputé, à juste titre, honnête, il n'a pas de casseroles accrochées à ses basques. Il promet, à demi-mot, "du sang et des larmes" à une France qui est devenue majoritairement de droite. Il va répétant que son programme est "difficile"... pour ne pas dire que c'est une purge. Juppé lui répond que ce projet est "brutal" et "irréaliste". Et il pense sûrement, démagogique.
Entre un candidat PS et un candidat FN, Fillon avait conseillé, aux municipales de septembre 2013, de voter pour "le moins sectaire". Ce qui n'était pas à proprement parler un "dérapage" ressemblait plutôt, et étrangement, à un brevet d'honorabilité décerné à l'extrême droite. Un diplôme qui ne pouvait pas décevoir les électeurs de ce bord de l'échiquier. C'est justement ce qui pourrait être de nature à contrarier la patronne du Front national : assistera-t-elle, impuissante, à une fuite incontrôlée d'une frange de son électorat si le Sarthois gagne la primaire ? Fillon serait bien alors le pire candidat de la droite... pour Marine Le Pen, en 2017.